«Vous avez vécu à Moscou et à Berlin. Alors pourquoi souhaitez-vous faire votre stage dans un titre de la presse locale?». Lors d’un entretien d’embauche, cette question peut déstabiliser : «C’est vrai, au fond, qu’est-ce que je fais là ?».
Il y une année encore, Alina Ryazanova n’aurait jamais pensé qu’elle oserait un jour proposer sa candidature à un journal allemand. «Je me disais qu’il y avait déjà tellement d’Allemand·e·s en lice que je n’avais aucune chance», se souvient cette Russe de 26 ans. Fraîchement débarquée de Moscou avec son bachelor de journalisme, elle voulait s’inscrire en master. Cette jeune femme à l’intelligence vive a fondé et dirigé dès l’âge de seize ans une page destinée aux jeunes dans Novaïa Zhizn, la gazette locale de sa ville de Mojaïsk. Elle a une longue expérience du journalisme et parle parfaitement l’allemand. Pourtant son manque de confiance en elle l’empêche alors de prendre les devants. Puis elle participe au programme de mentorat des Neue deutsche Medienmacher*innen (NdM, nouveaux professionel·le s allemand·e·s des médias) et tout change.
Les NdM, c’est un groupe de journalistes allemand·e·s dont certain·e·s ont connu un parcours migratoire. L’association a été fondée en 2008 et est depuis lors devenue une institution. Tout est parti d’un petit cercle de journalistes qui avaient l’habitude de se réunir régulièrement à Berlin. Lors de ces rencontres, la lecture unilatérale de l’actualité proposée par les médias allemands, dans lesquels la perspective des migrant·e·s n’était pour ainsi dire jamais évoquée, est fréquemment pointée du doigt. Allait-on longtemps refuser de traiter des thèmes reflétant la diversité en les taxant d’anecdotiques et de « produits de niche » ? Combien de temps encore faudrait-il subir avec un hochement de tête la plainte habituelle des grands médias ayant pignon sur rue : «nous engagerions bien des candidats issus de familles migrantes, mais il n’y en a tout simplement pas».
Être pris·e au sérieux
En 2008, Konstantina Vassilliou-Enz, aujourd’hui directrice de NdM, organise avec ses collègues de militance un événement auquel participent quelque 200 journalistes venu·e·s de toute l’Allemagne. Toutes et tous rencontrent le même problème : l’exclusion. Impossible, dès lors, de fermer les yeux sur cette réalité. La fondation Freudenberg souhaitant soutenir financièrement l’initiative, il faut créer un canal officiel. En 2009, Konstantina et ses ami·e·s font quelque chose de très allemand : ils fondent une association.
«L’Allemagne est depuis si longtemps une terre d’immigration qu’il devrait se passer plus de choses dans ce domaine. Certains points de vue et certaines expériences de vie continuent à passer sous les radars et les médias n’en parlent jamais.» Konstantina Vassilliou-Enz, directrice de NdM
Un an plus tard, les NdM lancent leur programme de mentorat, coordonné depuis 2016 par Rebecca Roth. Le travail de cette dernière consiste à mettre en contact un·e mentor avec un·e mentoré·e, en veillant à ce que le courant passe entre les deux. Des domiciles proches simplifient l’affaire, de même que le travail sur des thématiques similaires, pour un média comparable. Une première rencontre est organisée et, si elle est convaincante, un tandem se constitue.
Alina Ryazanova a tout de suite eu un bon contact avec son mentor Daniel Schulz de la Tageszeitung : « C’est un homme ouvert et bienveillant, mais aussi très professionnel », raconte Alina. Elle a toujours pu se tourner vers lui pour trouver réponse à ses questions et il lui a consacré du temps, la considérant comme une collègue et lui offrant son aide.
En témoigne l’épisode des Nachtlichtern (« les lumignons »), ces médiateurs bénévoles qui parcourent le quartier gay de Berlin-Schöneberg en veillant à ce que les nuits de fête se déroulent sans heurts. Alina Ryazanova les accompagne dans leur tournée et a la chance de tomber sur deux excellents sujets d’article. Elle rencontre d’abord un sans-abri qui lui raconte des histoires étonnantes. Puis, lorsqu’une bagarre éclate dans un bar, elle voit comment les Nachtlichter interviennent pour ramener le calme. Mais lorsqu’Alina commence à rédiger l’article qu’elle compte envoyer à un journal pour proposer ses services, elle se retrouve face à un mur : par où commencer ? Elle se tourne alors vers son mentor. Il est samedi mais Daniel Schulz prend le temps de lui expliquer la difficulté auquel tout journaliste est confronté un jour ou l’autre : avoir trop de matériel et être trop proche de son sujet. Il lui fait comprendre qu’il s’agit de deux histoires différentes et que la jeune journaliste doit choisir laquelle raconter.
Passé·e·s sous silence
Depuis sa création, l’association Neue deutsche Medienmacher*innen a connu un essor fulgurant. Alors qu’elle ne disposait à ses débuts que d’un coin de bureau dans une agence amie, elle est aujourd’hui installée dans ses propres locaux, compte 30 collaboratrices et collaborateurs, et a soutenu quelque 270 mentoré·e·s, dont beaucoup de femmes et de journalistes en exil.
Grâce à son fichier d’expert·e·s intitulé « moteur de la diversité », elle fait son entrée dans les rédactions allemandes. De nombreuses institutions soutiennent désormais l’initiative, entre le ministère de la famille et Twitter, en passant par le Conseil de l’Europe. Mis à jour chaque année, le « glossaire NdM »[i] est une compilation de termes problématiques et discriminants. Il propose des alternatives et s’est révélé très efficace. Les success stories sont nombreuses parmi les mentoré·e·s, et un autre programme de mentorat a été mis en place en Rhénanie du Nord-Westphalie. « Pourtant, souligne Konstantina Vassiliou-Enz, ce n’est pas suffisant ; l’Allemagne est depuis si longtemps une terre d’immigration qu’il devrait se passer plus de choses dans ce domaine. Certains points de vue et certaines expériences de vie continuent à passer sous les radars et les médias n’en parlent jamais. » Konstantina est souvent invitée dans des rédactions pour donner son avis sur des journaux et des émissions ; elle constate que la plupart des titres ne remarquent même pas qu’ils s’adressent uniquement à un certain segment du public.
Et du côté des mentoré·e·s, nombre d’entre eux n’avaient pas conscience de leurs ressources, étant sans cesse confronté·e·s à des discriminations. Ils ont tellement entendu les rédactions leur dire qu’ils n’étaient pas assez bons et que leurs sujets étaient anecdotiques qu’ils ont fini par le croire. Leur point de vue a changé lorsqu’ils ont rencontré au sein du réseau de NdM des personnes qui vivaient exactement les mêmes expériences. « Savoir qu’on n’est pas seul·e à vivre cette réalité est très encourageant », souligne Konstantina Vassiliou-Enz. « Cet aspect, qui relève de l’empowerment, est l’une des forces du programme de mentorat et joue un rôle beaucoup plus important que nous ne l’avions imaginé au début. »
Il y a une année encore, Alina Ryazanova n’aurait pas pensé obtenir une place de stage. Les obstacles semblaient insurmontables. Puis elle participe au programme de mentorat, fait la connaissance de quantité de gens intéressants issus d’une mosaïque de cultures et sent qu’elle est l’une d’entre eux. La journaliste évoque aussi les amitiés qui sont nées, l’entraide et les encouragements mutuels, l’entraînement aux entretiens d’embauche.
« Vous avez vécu à Moscou et à Berlin. Alors pourquoi souhaitez-vous faire votre stage dans un titre de la presse locale ? ». Lorsqu’Alina Ryazanova s’est vue poser cette question lors de son entretien d’embauche, sa réponse était déjà prête.
[i] glossar.neuemedienmacher.de