L’activiste Bobby Chan devant une montagne de tronçonneuses confisquées à des trafiquant·e·s de bois qui sévissent dans les forêts de Palawan. ©Nicolas Quénel
L’activiste Bobby Chan devant une montagne de tronçonneuses confisquées à des trafiquant·e·s de bois qui sévissent dans les forêts de Palawan. ©Nicolas Quénel

MAGAZINE AMNESTY Philippines Forêt décimée, défenseur·e·s assassiné·e·s

Par Antoine Hasday - Article paru dans le magazine AMNESTY n°103, décembre 2020
Dans la province de Palawan, considérée comme la « dernière frontière environnementale » des Philippines, les activistes écologistes sont en danger de mort.

Les Philippines sont l’un des pays les plus dangereux pour les défenseur·e·s de l’environnement. Rien qu’en 2018, 30 militant·e·s écologistes y ont été assassiné·e s selon un rapport de l’ONG Global Witness. La plupart de ces violences surviennent dans des zones où les espaces naturels sont convoités pour y développer des activités économiques, légales ou illicites ; comme dans la province de Palawan, avec ses 1780 îles, ses 780 000 hectares de forêt tropicale, sa biodiversité exceptionnelle et ses nombreuses espèces endémiques. Palawan est considérée comme « la dernière frontière écologique » du pays. Seulement, ses arbres et ses terres aiguisent bien des appétits. L’agro-business déboise pour faire pousser des palmiers à huile, des noix de coco ou de l’ananas. Les industries extractives éventrent la terre, riche en nickel. Les trafiquant·e·s de bois, eux, recherchent les écorces précieuses, dont les hôtels et restaurants de Palawan sont friands. Sans parler du braconnage et du trafic d’espèces protégées. Fin septembre, ce sont plus de 2500 kilos d’écailles de pangolins et 530 kilos d’écailles de tortues de mer séchées, destinés au marché chinois, qui ont été saisis à Palawan.

Harcèlement judiciaire

Depuis la route qui mène aux bureaux du Centre d’assistance juridique environnementale (ELAC), en bordure de la ville de Puerto Princesa, on distingue au loin l’immensité verte de la forêt tropicale de Palawan. C’est ici, dans une modeste maison perdue à la fin d’un chemin de terre, que Grizelda « Gerthie » Mayo-Anda travaille. Cette petite femme souriante d’une soixantaine d’années, coupe au carré et polo pistache frappé du logo « ELAC », est la fondatrice de l’ONG qui utilise l’arme du droit pour défendre l’environnement. Elle conteste devant les tribunaux la plupart des projets polluants. Selon le site Forest News, ELAC a stoppé l'exploitation minière de près de 200 000 hectares de forêt grâce à ses recours juridiques.

Ici, lorsqu’un défenseur de l'environnement ose s’attaquer à une entreprise, celle-ci lance contre lui une machine de guerre judiciaire : « Nous sommes attaqués en justice dans le cadre de procédures-bâillons » résume Mayo-Anda. Ces procédures sont des techniques bien huilées : l’entreprise dépose plainte sur plainte contre celles et ceux qui remettent en cause son commerce. À terme, la personne ou l’organisation, systématiquement attaquée, n’a plus les moyens humains et financiers de se défendre. Acculée, elle doit jeter l’éponge. L’acharnement procédural l’a « bâillonnée ».

L’arme politique

Un autre procédé utilisé contre les défenseur·e·s de l’environnement consiste à affirmer que leur combat n’est pas écologique mais politique, qu’ils sont à la solde des guérilleros. « Nous sommes diffamés par les autorités qui nous accusent d’être liés à l'insurrection communiste, (une guérilla maoïste, le NPA, présente aux Philippines depuis plus de cinquante ans, ndlr) », détaille Mayo-Anda. Cette pratique dite du « red-tagging ou red-baiting » est bien documentée. Pamalakaya-Pilipinas, une association de petits pêcheurs de Palawan qui s'oppose à la surpêche, en a fait les frais en décembre 2019, accusée par la task force anti-guérilla (Palawan TF ELCAC) de liens avec le NPA.

«En 2017, deux de nos militants se sont fait poursuivre par un homme armé d’une lance à Ransang alors qu’ils enquêtaient sur l’abattage illégal des arbres », raconte Mayo-Anda. Les écologistes qui payent le plus lourd tribut à leur cause sont les « para-enforcers » de la fédération d’ONG PNNI (Palawan NGO Network Incorporated). Cette organisation, créée par l’avocat et activiste Bobby Chan, organise des « patrouilles citoyennes » dans la forêt pour intercepter ceux qui s’adonnent à l’abattage illégal, au braconnage ou à d’autres activités prohibées comme le trafic d'espèces protégées, les incendies pour faire place à des projets non autorisés. Ces patrouilles sont autorisées car la police des Philippines encourage les citoyen·ne·s à arrêter les personnes commettant des infractions. Mais elles sont aussi risquées. Depuis 2001, 12 membres de l’ONG ont été assassiné·e·s, le plus souvent par balles sur la route ou à leur domicile. « La violence des trafiquants s’accroît avec la demande, notamment celle de bois précieux. Plus le tourisme augmente, plus la demande en bois des hôtels et restaurants est importante », analyse Bobby Chan.

Dans cette lutte à mort entre défenseur·e·s écologistes et trafiquant·e·s, les autorités censées protéger l’environnement, restent souvent indifférentes. « Le Département des ressources environnementales et naturelles (DENR) et le Conseil de Palawan pour le développement durable (PCSD) ne nous aiment pas, ils sont en quelque sorte jaloux et ont un sentiment de supériorité. Quant aux gouvernements provincial et national, ils nous détestent », assène-t-il sans détour. Selon lui, les autorités perçoivent les para-enforcers comme des empêcheurs de tourner en rond et envient leur efficacité contre les trafiquants de bois.

Les gardes forestiers dans le viseur des trafiquant·e·s

Pourtant, les attaques dont sont victimes les défenseur·e·s de l’environnement n’épargnent pas les dépositaires de l’autorité. Le 4 septembre dernier, Bienvinido « Toto » Veguilla Jr, un garde forestier du Département provincial de l’environnement et des ressources naturelles (DENR/PENR) a été tué à coups de machette par un trafiquant de bois présumé à El Nido.

Le bureau du DENR/PENR est situé sur les hauteurs de Puerto Princesa. Un bâtiment coloré et imposant qui dénote dans une rue jonchée de petites baraques de bric et de broc. Nous sommes accueillis dans son bureau par Eriberto B. Saños, en charge des questions environnementales pour la province de Palawan. Ce n’est pas la première fois qu’un de ses gardes est assassiné : « Plusieurs d’entre eux ont été tués par des individus qui coupaient du bois illégalement. Les trafiquants sont devenus plus violents, plus sûrs d’eux ces dernières années », relève-t-il. Face à cette recrudescence de la violence, le gouvernement a fini par apporter un soutien logistique au DENR/PENR : « Nous allons bientôt recevoir 150 fusils à pompe pour nos rangers. Le projet de loi 6973, porté par la députée Loren Legarda, prévoit de créer une force de police unique dédiée à la protection de l'environnement mais ce n’est pas encore effectif. Nous sommes faibles pour ce qui est de faire respecter les régulations environnementales », regrette M. Saños.

Les racines du mal

Les menaces qui pèsent sur les militant·e·s écologistes aux Philippines sont loin de se limiter à Palawan. Un tiers des défenseur·e·s de l’environnement tué·e·s en 2018 l’ont été à Mindanao, l’île dont est originaire le président Rodrigo Duterte, au sud du pays.  

Plusieurs raisons à cette escalade. Tout d’abord, le gouvernement philippin prône un « développement à tout prix » qui ne prend pas en compte l’impact environnemental et social : en 2017, il a alloué 1,6 million d’hectares à des projets d’agriculture intensive, au risque d’aggraver les tensions autour de la propriété de la terre. Ensuite, la « guerre contre la drogue » du président Duterte a causé la mort de 5 à 25 000 personnes, instauré un climat de peur et banalisé la violence. Enfin, l’absence de sanctions pour celles et ceux qui violent les lois sur l’environnement et assassinent des militant·e·s écologistes accroît le sentiment d’impunité pour les trafiquant·e·s comme pour les entreprises.

L’explosion du tourisme dans l’archipel ne fait qu’attiser les convoitises et les affrontements. La liste des victimes s’allonge, comme indexée à la hausse de la demande de bois précieux. Plus que jamais, les militant·e·s écologistes se retrouvent cerné·e·s, cibles fragiles du « big business » et des mafias, abandonné·e·s par des autorités corruptibles.


L’homme aux 700 tronçonneuses

Bobby Chan a initié des patrouilles citoyennes pour empêcher l’exploitation illégale de l’environnement à Palawan. Mais ses hommes payent un lourd tribut.

L’endroit évoque Mad Max. Des carcasses de véhicules trafiqués, mangées par la rouille, sont éparpillées à travers le terrain. Mais ce qui interpelle, ce sont les centaines de tronçonneuses qui forment une tour haute d’une dizaine de mètres. « On en avait tellement ! On a fini par les empiler pour faire un sapin de Noël que l’on allume chaque année », s’amuse l’activiste. Ici, c’est le nouveau siège de Palawan NGO Network Incorporated (PNNI), la fédération d’ONG qui abrite les para-enforcers. Tout ce qui est là, Bobby Chan et ses hommes l’ont confisqué, le plus souvent aux trafiquant·e·s de bois qui sévissent dans les forêts de Palawan. « Je n’ai pas le chiffre exact mais nous avons ici plus de 700 tronçonneuses », détaille-t-il.

Frapper les trafiquant·e·s au portefeuille

Sa venue à Palawan remonte à plus de 28 ans, en 1992, alors qu’il faisait un stage au sein de l’association ELAC (centre d’assistance juridique environnementale) dans le cadre de ses études de droit. L’examen du barreau passé, il va travailler pour l’association. Il déchante alors très vite, celle-ci n’étant pas à la hauteur des enjeux : « On faisait beaucoup de sensibilisation auprès des populations et ça n’avait pas beaucoup d’impact. Quant au travail juridique, il suppose que l’atteinte à l’environnement se soit déjà produite. » Autrement dit, lorsqu'un trafiquant de bois est arrêté, c’est que les arbres ont déjà été coupés. Fort de ce constat, Bobby Chan expérimente une nouvelle approche à partir de 1997. « C’est l’année où j’ai essayé de confisquer ma première tronçonneuse. J’ai évidemment échoué ! », rigole-t-il. Son raisonnement est le suivant : puisque les autorités sont impuissantes ou inefficaces, des patrouilles citoyennes vont se charger du problème, avec une organisation digne d’un commando, armés de bâtons et d’un solide réseau d’informateurs.

Aujourd’hui leur organisation est bien huilée : « Si on nous signale des activités illégales, nous mettons en place une surveillance. Nous avons aussi des patrouilles sur terre et en mer ». Une fois les individus repérés, « on sécurise le périmètre et on identifie les armes qu’ils portent ». Après avoir pris toutes les précautions, « on s’approche en encerclant les individus ; on se présente en demandant fermement les permis et, s’ils n’en ont pas, on confisque le matériel ». En cas de résistance, ils font usage d’une « force raisonnable ». Il est toutefois hors de question de livrer les contrevenant·e·s aux autorités. Selon Bobby Chan, ce sont généralement des personnes en grande précarité. « Elles sont exploitées par les vrais trafiquants qui récoltent les fruits du larcin. Souvent avec la complicité d’entreprises et de politiciens corrompus ». Confisquer le matériel et laisser libre le « menu fretin » est donc un moyen de frapper les commanditaires au portefeuille.

Douze morts depuis 2001

Cette traque dans la forêt ne le laisse pas indemne. Entre la végétation dense qui implique de se frayer un chemin à coups de machette, les attaques de serpents, d’abeilles ou le vol des provisions par les binturongs – de petits mammifères arboricoles – la forêt est des plus inhospitalières. Sans oublier les moustiques : « Sur les six souches existantes du paludisme, j’en ai contracté quatre », soupire Bobby Chan. Très affaibli par la maladie, il retourne à Manille en 2006 pour se reposer auprès de sa femme et de sa fille. En 2009, on lui propose de prendre la tête du PNNI (Palawan NGO Network Incorporated), qui regroupe les ONG de la province. Il revient donc à Palawan. Mais la situation est plus que jamais dangereuse pour les para-enforcers. « Depuis 2001, douze d’entre nous ont été assassiné·e s. Un durant une opération et onze autres à leur domicile ou sur la route. Le vrai danger ce ne sont pas les patrouilles, ce sont les représailles », explique l’activiste alors que ses yeux s’embrument. « J’ai tous les jours peur pour ma vie. Avant, cela me paralysait, mais avec les années on s’habitue. La joie de faire ce travail aide à surmonter cela ».