Tandis qu’on se retrouve face à trois portes d’entrée d’un immeuble du centre de Lausanne, notre regard est instinctivement attiré par celle ornée d’un panneau « Bienvenue ». Bingo, c’est ici que l’on est attendue. Chaleureuse et accueillante comme on se l’était imaginé, Jocelyne Michel nous fait malgré tout part de sa lassitude à la vue du masque qui nous cache les trois quarts du visage. À ses yeux il évoque la dictature en Haïti, «quand on se méfiait de tout le monde».
«Cette pandémie réveille chez moi des angoisses que je pensais enfouies», confie la septuagénaire dans son salon aux murs embellis de peintures de son pays d’origine, Haïti. Jocelyne et sa famille y vivent pendant la dictature de François Duvalier, dans la terreur. Disparitions, meurtres et surveillance régissent le quotidien des habitant·e·s qui ne savent plus à qui faire confiance. «J’ai étudié dans un collège privé où les professeurs nous enseignaient les droits humains. Ils étaient arrêtés à n’en plus finir, les élèves aussi». Le jour où la jeune femme est personnellement menacée, décision est prise de quitter son pays. Elle n’y retournera que de rares fois, la peur y est encore palpable. Un peu par hasard, la jeune femme pointe la Suisse sur une carte du monde. C’est là qu’elle fera ses études et, plus précisément, à la Haute école de travail social de Lausanne et l’Université de Genève. Les débuts sur le sol helvétique sont difficiles pour l’étudiante qui se sent seule et se trouve être l’une des rares personnes noires à l’Université, et en dehors. Mais la jeune femme se convainc de rester coûte que coûte. Près de cinquante ans plus tard et un passeport suisse qui l’enracine définitivement, Jocelyne Michel n’est plus repartie, siégeant même douze ans au Conseil municipal de Pully, dont autre en tant que de présidente de la commission de naturalisation, sous le regard parfois étonné des futur·e·s citoyen·ne·s de l’opulente commune.
«Je me suis souvent trouvée être la seule femme de couleur dans les rassemblements. Oui je suis noire, mais je n’ai jamais été éduquée avec l’idée qu’être noire allait être un handicap.»
Côté professionnel, son besoin de contacts humains, et plus particulièrement avec les enfants, tellement importants dans son pays d’origine, la conduit à travailler pendant 15 ans pour l’Hôpital de l’Enfance. De plus, en collaboration avec le professeur Ansermet, elle met sur pied le centre de soins ambulatoires en pédopsychiatrie destiné aux jeunes déjà fragilisés par la vie. «Beaucoup d’enfants de familles migrantes venaient consulter. J’avais l’impression qu’il manquait quelque chose dans la façon de les recevoir, de comprendre leur histoire…», se remémore la Lausannoise. Son chemin croise alors celles et ceux avec qui elle fondera en 1992 l’association Appartenances. L’objectif : proposer un lieu d’accueil et de prise en charge spécifique aux migrant·e·s, pour leur donner une voix, une visibilité.
Cette visibilité, Jocelyne s’en empare pour défendre les valeurs vers lesquelles elle se tourne naturellement. Elle a ainsi participé aux grèves des femmes de 1991 et de 2019. D’abord pour elle-même, mais également en tant que «porte-voix de celles qui ne pouvaient pas être présentes, pour des raisons de papiers ou d’emploi». La militante sait mieux que personne combien la parole est d’or. Il est ainsi fréquent de croiser Jocelyne Michel lors de manifestations pour le climat ou, plus récemment, contre les violences policières visant les Noir·e·s. «Je me suis souvent trouvée être la seule femme de couleur dans les rassemblements. Oui je suis noire, mais je n’ai jamais été éduquée avec l’idée qu’être noire allait être un handicap» se souvient la militante de toujours. Si elle se réjouit qu’enfin les jeunes battent le pavé, elle déplore qu’ils ne l’aient pas fait plus tôt. « Il faut réagir à la moindre injustice et ne pas attendre qu’il y en ait 10 ! Oui, en tant que Noir on est différent, mais on a le droit d’exister, de faire partie de cette société ! ». Et de ne pas s’excuser.