> AMNESTY : À l’époque de la colonisation, le racisme s’opérait sur des arguments dits « biologiques ». Aujourd’hui, ce type de racisme a perdu du terrain pour être remplacé par un racisme dit « culturel » ou « religieux ». Comment ce glissement s’est-il opéré dans l’histoire ?
< Pap NDiaye Un déplacement d’arguments biologiques vers des arguments culturels a eu lieu au milieu du 20e siècle, sous l’effet de deux mouvements historiques puissants. D’une part, la chute du nazisme dont l’idéologie fondée sur le racisme biologique a conduit à un génocide. De l’autre, la fin des empires dans les années 1950, qui a imposé l’idée d’une humanité commune. Le racisme biologique qui avait été si puissant au 19e et au début du 20e s’est effondré pour laisser place à un racisme dit « culturel » qui est aujourd’hui la forme dominante.
< Rokhaya Diallo : Le racisme a été condamné par un certain nombre de textes, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il est ainsi devenu de plus en plus difficile, d’un point de vue moral, d’invoquer une hiérarchie entre différents groupes en fonction de la race. Aujourd’hui, rares sont les personnes qui se qualifient ouvertement de « racistes ». Un glissement sémantique a eu lieu, le racisme actuel mobilise la culture et l’idée de civilisation. Celui-ci est très présent dans le discours politique. Pas plus tard qu’en 2012, Claude Guéant, ancien ministre de l’intérieur français, avait affirmé que « toutes les cultures ne se valaient pas ».
> Le racisme culturel est-il plus difficile à combattre ?
< PN Oui car il apparaît comme une forme plus acceptable, voire il n’apparaît pas comme tel auprès de beaucoup de personnes. Effectivement, dans les sondages, peu de personnes s’avouent racistes, mais beaucoup se sentent victimes d’actes racistes. Aujourd’hui, c’est ce racisme contemporain qui pèse sur certains groupes, en particulier les Musulmans. Et c’est cette caractéristique de dissimulation qui le rend particulièrement compliqué à débusquer et à combattre.
> En France, l’Assemblée nationale a choisi de retirer le mot « race » de la Constitution française. Comment interprétez-vous cette action politique ?
< RD La notion de race sur le plan biologique a été déconstruite. Il n’existe qu’une seule race humaine. En 1958, le terme de « race » a justement été introduit dans la Constitution pour nier des traitements différentiels en fonction de races supposées. Pourtant, la croyance en ces races produit des pratiques discriminatoires et une forme de déshumanisation de certains groupes. Supprimer ce terme aujourd’hui ne supprimera pas le racisme. Je crois au contraire qu’il faut le mobiliser pour mieux le dépasser. Je crains que cette opération spectaculaire ne vise à masquer une inaction. Enlever un terme dans la Constitution, sans action pour lutter contre le racisme systémique ne sert à rien. Or, il n’existe actuellement aucune politique anti-raciste concrète émanant des autorités françaises.
> Depuis quelques années, les thèses discriminatoires, autrefois considérées comme politiquement incorrectes, se répandent. L’accession au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis, de Jair Bolsonaro au Brésil et d’autres, a libéré la parole raciste. Quelles en sont les conséquences ?
< RD J’interprète les élections de ces gouvernements de droite comme une réaction de la classe moyenne blanche à des avancées politiques et sociales qui ont bénéficié à des groupes minoritaires. Au Brésil, Bolsonaro arrive après d’importantes actions politiques dans les années 2000 en faveur de populations noires minorées. Aux États-Unis, Trump est arrivé après qu’une famille noire, celle des Obama, ait occupé pendant huit ans la Maison-Blanche. La libération de la parole raciste représente l’expression d’une angoisse. Une partie de la population a capitalisé sur sa supériorité pendant des années, exploitant les groupes minorés, notamment noirs. Les voir accéder à davantage de droits menace leur statut de privilégiés.
< PN Ces leaders de droite cultivent le racisme comme une arme politique. Ils le font de façon codée bien sûr, en utilisant des mots particuliers qui dans leur bouche ont une signification raciste. L’émergence de ces politiques a légitimé les points de vue racistes et contribué à leur diffusion internationale notamment par le biais des réseaux sociaux. Cette situation n’est pourtant pas irrémédiable. Depuis quatre ans, la société civile s’organise aux États-Unis pour combattre le racisme. Le mouvement Black Lives Matter a été très visible et a certainement contribué à la défaite de Trump lors des dernières élections.
> Malgré la pandémie, 2020 a été une année importante en termes de mobilisations. Le mouvement Black Lives Matter (BLM) a pris une ampleur mondiale. Est-ce une avancée ?
< RD Pour moi, ce n’est pas vraiment une avancée. Le mouvement a vu le jour en 2014 suite à l’assassinat de Trayvon Martin, dont le meurtrier a été acquitté. Je crois que BLM n’a fait que mettre le doigt sur une situation sociale extrêmement violente envers les personnes noires. Le monde a pris conscience de ce mouvement beaucoup trop tard. Cela fait des années que des personnes dénoncent les violences policières sans être crues...
> Pourtant, le meurtre de George Floyd par des policiers blancs semble marquer un point de bascule. Ce drame a-t-il réveillé une Amérique et un monde trop habitués aux violences policières ?
< PN Il s’agit à la fois d’une continuité et d’une bascule. Depuis plus d’un siècle, les Noir·e·s américain·e·s protestent contre les violences et le racisme de la police. C’est une longue histoire qui a été scandée par d’importants mouvements. Par les Black Panthers dans les années 1960, notamment, lorsqu’ils s’organisaient pour intimider la police raciste qui patrouillait dans les quartiers noirs. BLM en est le dernier avatar. Comment le meurtre de George Floyd a-t-il déclenché une vague de protestation mondiale si imposante ? Il y a un moment où une goutte d’eau suffit pour faire déborder tout le vase. Le meurtre de George Floyd me rappelle celui d’Emmett Till, un adolescent lynché en 1955 dans le Mississipi. Il n’était pas le premier, mais sa mort fut un puissant déclencheur du mouvement pour les droits civiques. En 2020, nous avons assisté à quelque chose de particulier qui n’a pas eu lieu en 2014 : des manifestations multicolores. Il y a eu une grande participation de la population blanche. C’est un tournant.
> Les manifestations ont incité la société américaine, et bien d’autres, à examiner les violences policières et le racisme institutionnel...
< PN Oui, les manifestations n’ont pas seulement eu lieu en soutien envers le peuple américain mais pour dénoncer le racisme de situations locales, qui peuvent être différentes, mais sont toutes marquées par du racisme des forces de l’ordre. Je note que la Suisse, notamment Genève, a connu les manifestations les plus importantes d’Europe au regard de sa population. Ce puissant mouvement de protestation ne concerne pas que les agissements de la police mais vise un ensemble de comportements discriminatoires dans l’ensemble de la société. Les domaines de l’art et de la culture s’interrogent beaucoup. Nous assistons à un mouvement général qui signale peut-être un tournant historique. Dans tous les cas, à une prise de conscience qui jusqu’ici n’avait pas eu lieu.
> BLM a aussi poussé certains pays, notamment la Suisse à réexaminer leur passé colonial et à reconsidérer des lieux de mémoire problématiques. Que faut-il faire des monuments dédiés à des personnalités alors impliquées dans la traite des esclaves ?
< RD Je veux commencer par dire que déboulonner une statue n’est pas effacer une personne de l’histoire. On peut tout à fait retirer des statues et les placer dans des musées. Après la Seconde guerre mondiale, on a déboulonné toutes les statues de Philippe Pétain qui était un héros de la Première guerre mais a contribué au génocide des Juifs lors de la seconde. Si on l’a fait pour lui, pourquoi ne pas le faire avec les statues des personnes impliquées dans le commerce esclavagiste ou dans l’expansion guerrière coloniale ? En glorifiant des personnes qui représentent la violence esclavagiste et la soumission des ancêtres d’une partie de la population actuelle, cela signifie que l’on ne trouve pas important que ces personnes se reconnaissent dans les symboles nationaux. On adopte donc volontairement une démarche d’exclusion.
< PN À mon sens, le statu quo n’est plus possible. Il existe cependant de nombreuses solutions. L’alternative ne se limite pas à garder une statue ou à la déboulonner. Une possibilité consiste à fournir des explications substantielles en installant une plaque avec des informations historiques au pied de la statue. Les statues peuvent être déplacées dans des lieux moins visibles ou placées dans des musées. Il est aussi possible de les transformer et d’ajouter à leurs côtés des œuvres d’art qui les placent dans un contexte visuel très différent. Faisons confiance aux artistes contemporains. Ils ont des idées bien plus créatives que simplement se débarrasser d’une statue.
> La Suisse votera en mars sur une initiative populaire visant à interdire le port de la burqa en Suisse. Celle-ci vise donc uniquement les femmes musulmanes. Que dit cette initiative de notre société ?
< RD Pour moi, ça n’a aucun sens de mettre en place un dispositif légal pour lutter contre une pratique aussi marginale. Si on considère que les femmes qui portent le voile intégral sont opprimées, je ne vois pas comment leur interdire de sortir de chez elles pourrait les aider. Initier un débat médiatique sur un cas si peu représenté relève pour moi de la manipulation politique. Il ne s’agit pas réellement de lutter contre le port du voile intégral mais de donner des gages à un électorat islamophobe. En associant les Musulmans à cette pratique très mineure et marginale d’un Islam rigoriste, dans lequel la plupart des Musulmans ne se reconnaissent pas, on crée des amalgames qui n’ont pas lieu d’être.
> La pandémie de coronavirus a mis en exergue le racisme structurel dans nos sociétés. Que pouvons-nous apprendre de cette crise ?
< RD Elle nous montre qu’il est très important de tenir compte de critères économiques et raciaux dans la prise en charge de la pandémie. On peut le voir en France, dans le Département Seine-Saint-Denis, où il y a une surmortalité liée au virus. C’est le département le plus jeune de France mais c’est aussi le plus pauvre. Les personnes non-blanches ainsi que les travailleurs et travailleuses essentiel·le·s sont surreprésenté·e·s. Ce sont des gens qui n’ont jamais cessé de travailler, ils n’ont pas pu se confiner, ils ont été très exposés et ont, de manière générale, des hôpitaux moins performants. Ils se rendent également moins souvent chez le médecin pour des raisons économiques. Il faut mener des politiques publiques sanitaires qui soient adaptées aux populations démunies en termes d’accès à la santé. Les institutions doivent se doter d’outils pour anticiper ce genre de crises et compenser les inégalités qui existent sur le plan territorial.
> Comment envisagez-vous la suite de la lutte contre le racisme en 2021 ?
< PN J’ai le sentiment qu’un élan a été donné avec le mouvement BLM, ce printemps. Bien sûr les manifestations ne peuvent pas avoir lieu en permanence, mais il y a un élan qui n’est pas prêt de retomber. Les organisations doivent trouver un moyen de profiter de cette ardeur pour revivifier la lutte anti-raciste. Ceux et celles qui ne veulent rien changer veulent à tout prix isoler chaque situation nationale, mais aucun pays ne vit sur une planète indépendante. La question du racisme est partout. Il faut à la fois reconnaître des spécificités locales mais également s’appuyer sur des traits communs afin de faire valoir des revendications à l’échelle internationale. La lutte contre le racisme est à la fois intellectuelle et politique. Des arguments semblables peuvent être repris d’un pays à l’autre. Les problèmes communs peuvent être mieux traités lorsque l’on est unis plutôt que divisés.