La famille c’était ce qu’il y avait de mieux pour eux, disait le murmure social, et elle s’en convainquait. Un enfermement qui la rendait grise et venait se greffer comme un poids sur le sommet de son dos. Après leur séparation, Pierre avait cessé tout échange avec Édith. Il lui refusait obstinément toute forme d’aide ou d’appui, même lorsqu’il s’agissait de leurs enfants. Du jour au lendemain, elle s’était retrouvée seule face à eux. Il n’y avait plus eu personne à qui faire part des difficultés qu’elle rencontrait, leurs crises, leurs refus d’obéir, les conflits avec d’autres enfants, pour la seconder dans le suivi de leur quotidien ou envisager leur avenir avec eux. Et plus personne pour établir cette fameuse coparentalité que tous les livres de développement personnel, tous les pédiatres et pédopsychiatres, tous les proches, les maîtres d’école et autres éducateurs de crèche brandissaient comme la panacée.
Premier emploi dans une PME spécialisée dans les bornes de recharge électrique et bifurcation vers l’enseignement professionnel. Puis, suite à un départ à la retraite, nomination comme doyenne, une jeune doyenne, de l’École professionnelle commerciale de Lausanne. Solide revenu pour un poste dans lequel elle assied rapidement sa légitimé. Pourtant, l’absence d’un homme à ses côtés lui donne un sentiment de fragilité, une sensation de précarité. Comme si une présence masculine lui insufflerait plus de sécurité face aux aléas de l’existence, comme si elle était en danger sans cette présence.
Soirée fraiche de juillet, il a plu pendant la journée, et le ciel s’ouvre pendant qu’Édith et Emmanuel mangent sur la vaste terrasse de la brasserie du Casino de Montbenon.
– C’est normal d’aimer encore, même quand c’est fini avec quelqu’un, lui murmure-t-il en la raccompagnant devant chez elle.
Elle en tombe amoureuse à ce moment précis. Parce qu’il accepte qu’elle saigne pour le père de ses enfants qui s’est arraché à elle, et qu’elle pleure sa famille scindée en deux. Elle en tombe amoureuse parce qu’elle décèle dans ces quelques mots une vision ouverte à laquelle elle pourra se nourrir.
Elle met du temps à aimer son corps. Peut-être parce qu’on ne se détache pas comme ça de celui auquel on s’est mêlé pour donner la vie. Peut-être parce qu’elle est toute cassée, et qu’elle a besoin que ça aille lentement. Elle aime comme il prend sa bouche, en commençant par effleurer longuement la lèvre du haut. Comme il caresse son pied entre les siens. D’ailleurs, chaque fois qu’il le fait, ça l’émeut parce que ça la ramène à leurs débuts. Dans son lit, au réveil, ils écoutent la radio la fenêtre ouverte, ou sa musique, chaude et sensuelle, nostalgique aussi, qui ressemble à sa voix, à sa personne, à son univers. Dans son lit, elle ne souffre plus. Elle laisse son esprit voyager en des contrées nouvelles et son cœur s’ouvrir à nouveau.
Je me suis mise à aimer sa douceur quand il défaisait mes vêtements
À désirer ses mains sur ma peau
Je me suis retrouvée plongées dans des eaux bienfaisantes
Pareilles à celles dans lesquelles nous baignons à l’origine de la vie
J’ai flotté dans des lumières et des sons de mondes inconnus
Ils sont montés dans la forêt au-dessus des Avants. Emmanuel a préparé la couverture, le panier avec les mets à griller, les services et un vin rouge. Il a même pris des verres en verre, ses préférés, ceux de l’époque de sa grand-mère. Des verres qui ressemblent aux verres que la mère d’Édith range dans le buffet du salon, celui où elle a conservé depuis tout ce temps, le livre dans lequel Rika Zaraï prodigue ses conseils de jeunesse. Puis le vin, la nourriture et la chaleur les ont poussés à la somnolence. Dans la voiture, au retour, Emmanuel a un mis CD de musique, celui avec Louise Attaque et Lhasa. Il a pris la main d’Édith en conduisant. Il y avait la lumière et la chaleur estivales, intenses, le bruit des insectes dans les champs, les maisons, et au loin le grand lac. Il y avait le bonheur d’Édith, la sensation aiguë de son bonheur.
Très vite, Édith a cherché à recréer avec Emmanuel le type de lien dans lequel elle s’était laissé emprisonner avec Pierre. Elle qui étouffait dans le couple fermé sur lui-même qu’elle avait formé avec le père de ses enfants, a recommencé, malgré elle, comme si elle avait été programmée pour cela. Sans considérer les besoins, les rythmes et la situation de vie d’Emmanuel, elle a cherché à le ranger dans sa vie avec les enfants. Sans chercher même à écouter ses besoins à elle, celui de solitude ou de se retrouver avec ses filles, elle a voulu reformer avec lui ce type de couple et de famille que tant de gens brandissent comme gage de leur bonheur. Comme si c’était la seule manière de vivre un amour, comme si un sentiment diffus, induit par le regard social et par cette idée persistante que la sécurité viendrait d’un homme, l’empêchait de vivre calmement la vie d’Emmanuel hors d’elle. Ça les a tourmentés. Beaucoup de conflits, d’incompréhensions, toujours au même motif. Cette velléité de le voir intégrer un domicile commun, comme si vivre en deux endroits distincts réduisait la qualité de leur amour. Édith s’est enfuie. Elle s’est enfuie pour faire triompher sa vision des choses. Mais pendant longtemps, elle a vu leur amour partout. Dans les hommes qu’elle rencontrait et qui la renvoyaient à son envie demeurée intacte de mêler son corps à celui d’Emmanuel, à sa chaleur, à sa vision ouverte de la vie, aux choses du quotidien qui sans lui n’avaient pas l’éclat et la magie qu’il savait si bien leur donner
Avec Gabriel, cela a duré deux mois, trois peut-être. Elle est séduite par la sécurité qu’il lui promet et qui est comme un contrepoint à son lien amoureux avec Emmanuel. Il lui montre sa maison, aménagée au cœur de la ville où elle vit, il lui explique que pour lui le couple c’est vivre avec l’autre, il lui dit qu’il y aura de la place pour ses enfants chez lui. Il lui demande de mettre des pantoufles quand elle franchit le pas de la porte, et la prie d’enfiler une autre paire de pantoufles pour passer du salon à la véranda. Il lui prête les pantoufles d’une de ses filles, et lui dit qu’il en commandera bientôt deux paires pour elle. Chez lui, tout est prévu : souper, courses pour le souper, ménage, jour du ménage, déclaration d’impôt, tout est propre, rangé, organisé. Elle le quitte quand il lui propose de faire les courses avec lui pour le weekend qu’ils vont passer ensemble. Édith n’a pas envie qu’il la case dans sa vie, qu’elle devienne la femme de sa maisonnée trop rangée. Elle n’en a pas besoin. Elle le comprend seulement à cet instant précis. Elle n’a pas besoin d’un homme pour augmenter son sentiment de sécurité. Elle a musclé son indépendance en endossant de nouvelles fonctions au sein de la Conférence des directeurs cantonaux de l’éducation publique. Et la sécurité, la vraie, elle la puisera en elle. Autant en profiter pour prendre soin du lien qu’elle a créé avec ses filles, et les choyer sans quelqu’un pour s’immiscer dans son rôle de mère pendant les dernières années de leur enfance. Au diable les livres sur la coparentalité, et les figures paternelles soi-disant nécessaires à la construction de l’enfant. Ses filles se construiront comme elles pourront, elle y veillera, même sans figure masculine imbriquée dans son quotidien. Et elle aimera à nouveau, elle en est certaine, mais plus jamais elle ne songera, ni ne consentira, à bâtir une union sur un quelconque enfermement. Elle sent une vague de nostalgie l’envahir en pensant que c’est Emmanuel qui avait raison en défendant farouchement une forme de liberté pour chacun·e comme décor à leur vie commune. Puis elle savoure sa prise de conscience en songeant qu’il lui fallait en passer par là pour avoir le courage de vivre les choses autrement.
Édith et Léo ont mangé dans un restaurant sous-gare. Après les cafés, ils se dirigent vers le square où ils ont laissé leur vélo. Elle n’a pas envie de rentrer sans lui. Elle aimerait qu’ils repartent ensemble, elle aimerait pédaler avec lui dans la nuit estivale, longtemps, très longtemps. Elle aimerait pédaler et que ça ne s’arrête jamais. Elle aimerait lui sauter au cou aussi, et l’embrasser. Mais c’est leur premier soir ensemble. Alors elle se contente de lui sourire et de lui dire au revoir.
Journée de redoux dans le long hiver de pandémie. Les restaurants sont fermés depuis plusieurs mois maintenant. Léo sonne chez Édith en début de soirée.
– Je n’ai pas envie de cuisiner, lui dit-elle en l’embrassant.
– C’est incroyable ces températures, on pourrait manger dehors.
– Oui, on peut prendre quelque chose à l’emporter.
Ils s’installent sur un des bancs qui longe l’allée centrale du Parc de Valency. Édith s’enroule dans une couverture, tout en disposant les plats qu’ils sont passés prendre chez l’Italien entre eux. Poulpes sautés, tagliolini aux vongoles et sauce tomate. Et un vin français dégotté dans un supermarché du quartier, un Château quelque chose. Ils regardent les lumières dans le noir de la nuit, celles du parc, curieusement alignées en retrait de l’allée piétonne, et celles des localités françaises, de l’autre côté du lac, qui s’estompent lorsqu’on regarde en direction du Valais. Édith évoque L’Amie prodigieuse, d’Elena Ferrante. Elle s’est longtemps refusée à acheter ce roman parce qu’il était en vente à la poste et dans les kiosques de la gare, ça lui semblait un gage de mauvaise littérature. Elle s’en méfiait comme des romans de littérature russe reliés de simili cuir rouge qui ornaient le buffet de ses parents quand elle était enfant. Des romans qu’il ne fallait pas toucher pour ne pas les abimer et qui lui semblaient être des faux. Mais quand elle s’est résolue à lire ce récit d’amitié entre deux gamines napolitaines, elle a été bouleversée par sa densité romanesque. Bouleversée par Lila, ce personnage des rues de Naples investies par la Mafia, gangrenées par la pauvreté et ses maux concomitants, et par la beauté que lui insuffle Elena (Lenù), son amie et narratrice. Cette Lila qui ne parviendra à s’extraire de sa condition, et de son inculture, mais dont Elena loue l’intelligence flamboyante et visionnaire. Une intelligence dans laquelle Lenù puise son inspiration d’étudiante, puis son inspiration littéraire, elle qui s’extraira de la Naples populaire en devenant écrivain. Ce personnage de Lila auquel Elena Ferrante donne une dimension faustienne, comme un hommage d’une rare beauté à l’intelligence et à la clairvoyance populaires.
Léo lui parle de l’auteur suisse alémanique Christian Kracht, de son dernier roman, dans lequel il se met en scène comme auteur de son premier roman, Faserland, il y a 25 ans.
– C’est intéressant cette mise en perspective autobiographique, mais je me demande si ce n’est pas hyper narcissique de toujours parler de soi.
Édith goûte désormais à cette manière qu’a Léo de poser des questions sous forme de provocation pour générer une discussion. Elle lui sourit avant de lui répondre.
– C’est plus difficile d’écrire de manière autobiographique que d’inventer une histoire, Léo. C’est plus difficile de traiter cette matière qui touche à soi pour lui donner une texture littéraire qui parle au lecteur. Annie Ernaux est magistrale dans cet art. Elle n’a parlé quasiment que d’elle dans ses écrits. Mais à travers ces récits en « je », elle documente toute une époque, elle restitue de manière précise ce qui oppose la classe sociale dont elle est issue à d’autres milieux, ou la condition spécifique des femmes. Le livre où elle raconte son avortement au début des années 1960, est magistral tant par sa crudité que sa véracité. Elle a pétri ce matériel autobiographique jusqu’à en devenir une virtuose. Dans Mémoire de Fille, un de ses derniers livre, elle fait le récit de la fille qu’elle a été, de ce qui la sépare de celle qu’elle est devenue, des contingences liées au récit que l’on fait d’un évènement du passé, que l’on aurait loisir d’écrire d’une infinité d’autres manières. De toute façon, tout écrit ou toute œuvre d’art est autobiographique, puisqu’elle laisse transparaître le regard particulier de son auteur, observe Édith. Ils discutent encore jusqu’à ce qu’ils finissent par ressentir trop fortement le froid, puis retournent chez elle.
C’est dimanche matin. Léo est allongé contre Édith. Il lui effleure les cuisses, le bas du dos, les bras. Il s’approche encore un peu plus d’elle. Elle sent son odeur, qu’elle ne sait pas définir avec des mots, mais qu’elle a envie d’aspirer tant elle lui plait. Elle sent le volume de ses bras et de son corps autour d’elle. Il continue de l’effleurer. Elle ne ressent plus que ses caresses. Elle flotte avec lui dans un ailleurs qui n’est plus terrestre. Le monde dans lequel elle vit, ses tourments d’aujourd’hui et de demain, n’existent plus. Elle ne ressent plus que ses caresses qui sur sa peau se muent en frissons renouvelés. Et l’état dans laquelle il la transporte annule toutes les vicissitudes de son existence, ou plutôt, il leur donne un sens.
Elle prépare des jus d’orange, des œufs à la coque et du lard grillé. Ils reprennent leurs discussions, sur le caractère moderniste ou antimoderniste de l’école Rudolf Steiner et l’anthroposophie, sur ce qu’on peut faire à Berne avec les enfants (Édith compte les y amener pendant les prochaines vacances scolaires), sur le port de la Burqa en Europe, et les motivations diverses et parfois surprenantes de celles qui les portent. Puis ils dissèquent les arguments révisionnistes qui, çà et là, apparaissent dans la presse et sur les réseaux sociaux sur la gestion de la pandémie par les autorités. Ils discutent et reprennent des cafés. Avant que Léo ne s’en aille, Édith s’assied à califourchon sur ses genoux, pour sentir encore une fois son corps contre le sien, pour humer son odeur. Quand il referme la porte derrière lui, elle ne ressent pas le manque, ni le besoin de savoir quand elle le reverra. Elle sent seulement quelque chose de chaud qui l’emplit, qui emplit sa vie hors de lui.