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MAGAZINE AMNESTY 60 ans d'Amnesty International: la justice au cœur L’ex-détenu qui refuse de fléchir

Par Olalla Piñeiro Trigo. Article paru dans le magazine AMNESTY n°105, juin 2021
Privé d’un procès équitable, Yves Makwambala a été incarcéré durant 18 mois en République démocratique du Congo (RDC) pour avoir lancé une plateforme démocratique. Portrait d’un homme qui s’est interdit de s’apitoyer sur son sort.

«Je déteste la politique ! » Le fil Twitter d’Yves Makwambala indique pourtant tout le contraire : conflits armés, collusion entre politiques et entreprises minières, brutalité policière. Ce graphiste et webmaster congolais n’a pas la langue dans sa poche. En 2015, il a été détenu un an et demi à Makala, le centre carcéral de Kinshasa, aussi connu comme l’un des plus surpeuplés du monde. Son crime ? Avoir lancé une plateforme d’action pacifiste destinée aux jeunes du pays. « Les Congolais doivent prendre conscience que l’impunité ne peut être tolérée et qu’une autre société est possible. La force du changement vient du bas », affirme le trentenaire.

Né et élevé à Kinshasa, Yves, 38 ans, vient d’un milieu aisé qui l’a envoyé dans les meilleures écoles privées du pays. « À table, c’était politique, politique, politique. Même à Noël ! » Mais c’est la voie de l’informatique qu’il décide d’emprunter, au grand dam de son père. « Il voulait que je fasse Sciences Po. Je voulais m’éloigner de ce milieu car plusieurs proches ont vécu les effets de l’exil politique. J’ai quand même participé à une réunion de parti, mais qu’est-ce que ça m’a ennuyé ! » Débrouillard et entrepreneur, il lance à 27 ans sa boîte de prestations informatiques, s’impliquant en parallèle dans des associations de promotion d’artistes locaux.

40 jours sans procès

Un jour, son cousin lui parle de Filimbi, une plateforme d’action regroupant plusieurs mouvements citoyens non violents, comme Y’en a marre, le Balai Citoyen et la Lucha, où milite Fred Bauma, son futur compagnon de cellule. L’objectif : inciter les jeunes de la RDC à s’engager en faveur de la justice sociale. « Il voulait que je les rejoigne et les aide à créer leur site web. J’étais dubitatif car je déteste la hiérarchie et le culte de la personnalité de certaines structures. » Mais les valeurs démocratiques et l’horizontalité du mouvement finissent par le convaincre.

Une acclimatation qui sera de courte durée. Le 15 mars 2015, les membres de Filimbi inaugurent leur nouvelle plateforme. À 12 h, Yves lance le site web. À 15 h, des militaires débarquent et l’arrêtent aux côtés de quarante autres personnes. Les activistes sont alors embarqué·e·s dans une jeep en direction des locaux de l’ANR, les services de renseignement congolais. « Là, ils commencent à frapper certains d’entre nous, nous prennent nos identités. Ils me placent contre un mur et m’accusent d’avoir menacé de tuer le Président, que c’était à mon tour. J’ai fait mes prières. »

Yves passe quarante jours dans un cachot. Quarante jours sans procès ni visite, confiné dans un petit espace avec 35 autres « rebelles ». « On l’appelait Guantánamo. Les conditions étaient infectes, on dormait par terre, au milieu des insectes. La seule sortie quotidienne était la douche, qu’on était cent à partager. » Yves subit jusqu’à dix interrogatoires par jour, lors desquels sont inlassablement martelées les mêmes questions : ses liens avec ce « groupe terroriste », des informations sur Filimbi et les autres activistes. « Le gouvernement congolais a pour habitude de censurer internet. C’est pour empêcher toute contestation qu’ils traquent les informaticiens, comme moi. »

Ce n’est qu’en arrivant dans les locaux du Parquet général qu’Yves prend connaissance des charges qui pèsent contre lui : appartenance à une association formée dans le but d’attenter aux personnes et aux biens, complot et incitation à la violence contre le chef de l’État. « J’étais sûr de passer toute ma vie en prison, je n’avais aucun espoir. » Son avocat dépose un recours contestant la validité des auditions et demandant leur annulation. Il sera rejeté. Le jeune informaticien encourt une peine allant de 10 ans de prison à la peine de mort.

Continuer sa routine

Yves est transféré au pavillon 8 de la Prison centrale de Makala, dirigé par les prisonniers. Ce système autogéré n’est toutefois pas exempt de violences, en témoignent les « Parades », sortes de rites de passage basés sur l’humiliation. « Les nouveaux doivent nettoyer le couloir à la brosse, à quatre pattes. Certains sont forcés à décrasser les égouts à mains nues. C’est une pression qui nous incite à payer pour des meilleures conditions de détention. » Car d’après Yves, l’argent te rend intouchable à Makala. « Tu peux payer pour obtenir des privilèges. Par contre, ceux sans moyens financiers vivent dans la misère, ou se font acheter comme domestiques. »

En dépit des violences et de l’isolement, hors de question de se laisser « abrutir ». Pour 1000 dollars, l’informaticien obtient une cellule qu’il partage avec le militant de Lucha, Fred Bauma. Ils la repeignent, achètent une télévision et un climatiseur, et se constituent une bibliothèque fournie d’ouvrages politiques et de manuels informatiques. Ils la baptisent Petite zone de paradis. « On a essayé de créer un lieu chaleureux pour oublier que notre environnement était plein de brutalité. » Pour maintenir un semblant de vie normale, les compagnons de cellule instaurent une routine : ne pas se réveiller avant 10 h, étudier et voir leurs proches. « J’essayais de ne pas montrer que je souffrais pour protéger ma mère. Je voulais qu’elle garde l’image de son fils aîné qui aime blaguer. » Le soir est consacré à la lecture. « Celui qui finissait un livre racontait à l’autre ce qui l’avait marqué. On parlait aussi de politique et de nos projets. »

En prison, Fred et Yves constatent que beaucoup n’ont pas reçu d’éducation et ne trouveront pas d’emploi à la sortie. Ils décident alors de créer un centre pour détenus au sein de Makala, où Yves se charge de leur instruction informatique et Fred de leur alphabétisation. Un projet qui ne voit jamais le jour, les deux hommes étant finalement libérés.

Libéré mais pas acquitté

Le processus s’accélère lorsque médias et ONG de l’étranger s’intéressent à leur situation. « Ma mère est venue me dire qu’Amnesty International suivait mon dossier et militait pour ma libération. J’ai répondu : c’est super, mais en fait, c’est quoi ? », éclate de rire ce grand optimiste. Yves Makwambala et Fred Bauma reçoivent des milliers de lettres et messages d’espoir de citoyen·ne·s du monde entier. « J’avais plus de six cartons remplis ! Je n’ai pas réussi à tout lire. »

Grâce aux pressions politiques, les deux activistes sont relâchés après 18 mois de détention. Un soulagement qui laisse peu à peu place à la peur. Celle de se faire suivre, ou d’être à nouveau envoyé derrière les barreaux. « Je m’étais assuré d’avoir un visa valide pour la Belgique. Je vivais dans la paranoïa », admet Yves. Aujourd’hui, il a obtenu l’asile politique en Belgique, où il télétravaille depuis son appartement situé au nord de la capitale. « C’était totalement imprévu. J’étais parti pour des vacances et je ne suis plus rentré. »

Il vit à mille à l’heure, occupé entre la mise en place de Constellations, un projet visant à améliorer la communication en ligne des ONG, et l’exploration de films ou BD telles que Mohammed Ali, Kinshasa 1974.

Si la prison semble derrière lui, les charges contre Yves Makwambala n’ont pas été abandonnées et il encourt toujours la peine de mort. Il ne rentrera donc que lorsqu’il sera totalement acquitté. Mais le trentenaire nourrit toujours des
liens étroits avec son pays : il partage activement des articles sur la RDC et continue à militer pour la Lucha. S’il n’arbore aucune couleur politique, il dit partager les valeurs humanistes, et éprouve une certaine admiration pour l’ancien dirigeant panafricaniste Patrice Lumumba. Un syndrome à la « suis moi je te fuis, fuis-moi je te suis ».