Oleg Kozlovsky est actif dans le domaine des droits humains depuis une quinzaine d’années. Cecilia Oluwafisayo Aransiola travaille chez Amnesty depuis deux ans.© DR
Oleg Kozlovsky est actif dans le domaine des droits humains depuis une quinzaine d’années. Cecilia Oluwafisayo Aransiola travaille chez Amnesty depuis deux ans. © DR

MAGAZINE AMNESTY 60 ans d'Amnesty International: la justice au cœur Sur le terrain

Par Émilie Mathys et Olalla Piñeiro Trigo. Article paru dans le magazine AMNESTY n°105, juin 2021
L’une est active au Nigeria, l’autre gravite en Europe de l’Est. Un chercheur et une chercheuse pour Amnesty International racontent leur métier, entre espoir et risques.

«Le risque fait partie de la profession»

Oleg Kozlovsky, chercheur pour la Russie dans les domaines de la liberté d’expression, de rassemblement et des crimes contre les activistes.

Que signifie travailler comme chercheur pour Amnesty International ?

Oleg Kozlovsky : Cela signifie de longues heures passées à s’informer sur l’actualité, construire un réseau de personnes
qui pourraient être ou sont déjà victimes de violations des droits humains et bien sûr, écrire des rapports qui seront ensuite édités (en général, au minimum à trois reprises, par les différents départements d’Amnesty). Je me rends également fréquemment sur le terrain, que ce soit en Russie ou dans des pays voisins, lorsqu’il y a des manifestations à couvrir, par exemple.

Les gens se livrent-ils facilement ?

OK: En général, ils sont heureux de parler à des organisations de défense des droits humains, mais il nous arrive de devoir calmer leurs attentes. Les gens pensent souvent que nous allons leur fournir un avocat, par exemple, ou que nous allons les aider par rapport à leurs demandes et déclarations pour le tribunal. Nous leur expliquons alors que notre job est un peu différent : nous faisons de la recherche et documentons les violations des droits humains. De manière générale, nous ne fournissons pas d’aide directe.

Quel est l’aspect de votre travail qui vous plaît le plus ?

OK: Nous aimons tous voir des prisonniers d’opinion libérés, des auteurs de violations des droits humains poursuivis ou des lois injustes abolies. Mais ce qui me plaît aussi, c’est de pouvoir connaître tous les détails d’un cas spécifique, de voir de mes propres yeux ce qui se passe, et pas uniquement de le lire dans le journal. J’aime recueillir des informations sur le terrain avec ma caméra qui me suit partout.

Une fois le rapport publié, qu’en est-il de son impact ?

OK: C’est parfois compliqué de constater un impact « concret », particulièrement dans les pays peu respectueux des droits humains. Les autorités vont toujours nier s’être alignées sur nos demandes et dans les cas de libération de prisonniers, par exemple, elles vont, au contraire, déclarer que tout était organisé d’avance. J’éprouve souvent un sentiment doux-amer : certes, grâce à notre travail, un prisonnier d’opinion a pu être libéré, mais les autorités n’admettront jamais son innocence. C’est toutefois primordial pour les personnes confrontées à la justice de savoir qu’elles ne sont pas seules, qu’il y a de la solidarité et que nous leur offrons une visibilité.

Travailler comme chercheur comporte des risques. Vous arrive-t-il d’avoir peur ?

OK: Le facteur risque fait en effet partie du métier et oui, il m’arrive de ressentir de la peur. Lorsque l’on travaille dans le domaine des droits humains en Russie, on court le risque de se faire kidnapper, torturer ou battre. C’est ce qui m’est arrivé lors de mon premier voyage avec Amnesty International en 2018 : je me suis fait enlever et maltraiter alors que je couvrais une manifestation en Ingouchie, dans le nord du Caucase. Je n’en connais toujours pas la raison exacte. Mais en comparaison avec d’autres activistes russes, je suis dans une situation plutôt favorable. Travailler pour Amnesty signifie faire partie d’un mouvement global, où l’on sait que les gens sont derrière nous. Les autorités connaissent et respectent notre organisation.

Vous êtes actif dans le domaine des droits humains depuis plus de 15 ans. Qu’est-ce qui a changé ?

OK: Il y a quinze ans, lorsque je participais à des manifestations, je me faisais régulièrement arrêter, mais la pire chose qui pouvait arriver était d’être détenu quelques jours ou semaines. Aujourd’hui, les activistes peuvent passer des années derrière les barreaux pour des protestations pacifiques, perdre leur travail ou se faire torturer. Beaucoup d’entre eux se voient dans l’obligation de quitter le pays. La situation a clairement empiré. La bureaucratie et les lois rendent également la vie des ONG compliquée. Mais la société civile russe a évolué : il y a 20 ans, mes amis ne comprenaient pas que je sois bénévole pour des groupes ou des organisations. Ils pensaient que j’étais payé ou que mon but était de travailler pour le Parlement. Aujourd’hui, nombre d’entre eux sont devenus eux-mêmes des activistes ! Plus on avance, plus on réalise que l’on a besoin des droits humains.


«Je fais ce métier pour rendre justice aux femmes» 

Cecilia Oluwafisayo Aransiola, chercheuse pour le Nigeria spécialisée dans le droit des femmes et filles.

Vous êtes spécialiste des violences de genre et des droits des femmes au Nigeria. Pourquoi vous intéresser
à ces questions ?

Cecilia Oluwafisayo Aransiola : J’ai grandi dans une famille respectueuse des droits des femmes, qui m’a toujours traitée comme l’égale de mon frère. Plus tard, j’ai constaté que ce n’était pas le cas de nombreuses filles. Au Nigeria, nous
avons plusieurs lois qui interdisent les discriminations et les inégalités de genre, mais la réalité est différente. Prenons l’accès à l’éducation. Des communautés avec peu de moyens financiers vont généralement scolariser les garçons, tandis que des étudiantes se font fréquemment kidnapper par Boko Haram. Les filles subissent aussi les traditions patriarcales, comme les mutilations génitales et les mariages forcés. Les violences sexuelles sont une autre problématique sociale courante à l’école, au travail ou lors d’attaques de groupes armés. Il ne suffit donc pas d’instaurer une législation, les gouvernements doivent mettre en place des programmes qui mettent véritablement fin aux discriminations. Je fais de la recherche pour insuffler un changement, mais aussi pour rendre justice à ces femmes.

Vous exercez un métier qui exige des nerfs solides…

C.O.A: C’est en effet un travail chargé en émotions. Je ne peux pas rester insensible face à certaines situations, spécialement lorsqu’il s’agit de victimes de viol. Ce sont des femmes ayant subi un trauma, qui vous racontent leur histoire. Je me souviens du cas d’une petite fille de 5 ans, qui m’a beaucoup affectée. Parfois, je ressens de l’impuissance. Je me questionne sur la façon de les aider plus qu’à travers un rapport. Mais il faut accepter que ce n’est pas de mon ressort. Je les guide alors vers des organisations formées à ces questions qui les accompagnent et les soutiennent dans leur reconstruction. Cela m’apaise et m’apporte une forme de paix intérieure. Pour garder un équilibre, il est aussi primordial de prendre du recul et de décrocher. Le week-end, j’essaie de passer le maximum de temps avec mes proches. La peinture me relaxe aussi beaucoup.

Quelle attitude adopter avec les personnes qui témoignent, notamment les victimes de violences ?

C.O.A: La méfiance est assez récurrente, au début. On questionne mon identité, mes éventuels liens avec le gouvernement. Parfois les victimes de violences ne comprennent pas pourquoi leur cas mérite l’attention et en quoi il peut faire avancer la cause. La clé est la communication. Tout d’abord, il est important de leur expliquer le fonctionnement et les motivations d’Amnesty International. Je les informe aussi de leurs droits, de l’anonymisation de leur témoignage, et de la possibilité d’arrêter l’entretien à n’importe quel moment. Puis, il est nécessaire de les mettre à l’aise. Il faut être patiente, savoir écouter, laisser les personnes parler à leur rythme, sans leur mettre la pression. Mais aussi laisser son jugement de côté et être empathique afin de créer une relation de confiance.

En quoi votre travail est-il essentiel ?

C.O.A: Je considère qu’une injustice pour une personne est une injustice pour tous. Je me vois un peu comme un chien de garde, qui cherche à s’assurer que personne ne soit délaissé. Au Nigeria, l’impunité règne. Aller sur le terrain pour documenter les différentes injustices sociales est très important car cela donne de l’espoir. L’espoir de pouvoir changer les choses et d’obtenir réparation pour les victimes de violences et de discrimination.