À quelques kilomètres de Santiago, la lagune d’Aculeo était autrefois remplie d’eau. © REUTERS/Rodrigo Garrido
À quelques kilomètres de Santiago, la lagune d’Aculeo était autrefois remplie d’eau. © REUTERS/Rodrigo Garrido

MAGAZINE AMNESTY Chili Au Chili, pas de long fleuve tranquille

Par Olalla Piñeiro Trigo. Article paru dans le magazine AMNESTY n°106, juillet 2021
La réappropriation de l’eau constitue le coeur des revendications politiques au Chili. Le pays est en effet l’un des rares à privatiser son or bleu, un système qui profite à l’industrie au détriment des habitant·e·s et des petit·e·s agriculteurs et agricultrices.

Une terre craquelée par l’aridité, des rivières où la baignade est aujourd’hui condamnée, et des milliers d’hectares de plants d’avocats recouvrant les montagnes à perte de vue. C’est le paysage qui domine les villages de La Ligua, Cabildo et Petorca. Situés au centre du Chili, à 150 km au nord de Valparaíso, ils comptent parmi les plus touchés par la sécheresse qui frappe le pays depuis une dizaine d’années. Au total, environ 40 000 personnes sont privées d’eau au Chili, estime Modatima, mouvement local de défense de l’eau, de la terre et de la protection environnementale.

«C’est une injustice. Beaucoup d’entre nous n’ont plus accès à l’eau potable ; on doit parfois s’arranger entre voisins pour prendre une douche. Les éleveurs ne peuvent plus nourrir leurs bêtes. En revanche, on voit les plantations d’avocats se faire arroser en continu.»Carolina Vilches, résidente à Petorca et activiste à Modatima

Dans les villages, des camions-citernes fournissent chaque semaine la population en eau, environ 50 litres quotidiens par habitant·e. Une quantité insuffisante selon l’OMS, qui considère qu’au moins 100 litres sont nécessaires pour répondre aux besoins élémentaires d’hygiène. En comparaison, l’utilisation d’un·e habitant·e suisse se situe autour de 160 litres par jour. Impossible, avec une telle quantité, d’arroser ses plantations ou de nourrir son bétail dans cette région qui vit principalement de l’agriculture. « C’est une injustice. Beaucoup d’entre nous n’ont plus accès à l’eau potable ; on doit parfois s’arranger entre voisins pour prendre une douche. Les éleveurs ne peuvent plus nourrir leurs bêtes, déplore Carolina Vilches, résidente de Petorca et activiste à Modatima. En revanche, on voit les plantations d’avocats se faire arroser en continu. »

Très énergivore, ce fruit exotique plébiscité par les gourmets d’Europe et des États-Unis épuise les dernières ressources, la production d’1 kg d’avocats exigeant près de 2000 litres d’eau (alors que 180 litres suffisent pour 1 kg de tomates). Une culture qui n’a cessé de monter en flèche au Chili, cinquième exportateur mondial : aujourd’hui, le pays compte 16 000 hectares d’avocatiers, soit une augmentation de 800 % en 30 ans.

Les avocats s'étendent à perte de vue © Roberto Roa/Greenpeace

Le nouvel or bleu

L’accès à l’eau constitue donc un enjeu politique central au Chili, qui a commencé les travaux de réforme de sa constitution en juillet. Si la crise climatique est l’un des facteurs qui aggravent la sécheresse, les défenseur·e·s de l’environnement pointent du doigt une mauvaise gestion de cette ressource vitale. « Le manque d’eau est un problème global et multiple. Le Chili est riche en eau avec ses montagnes, ses rivières et concentre plus du 80 % des glaciers d’Amérique latine. Mais il vit à la fois sa pire sécheresse depuis plus de 700 ans, avec des précipitations de plus en plus rares, et une augmentation des températures inédite. Cette crise climatique est aggravée par la Constitution, qui considère l’eau comme une marchandise », explique Matías Asun, directeur de Greenpeace Chili.

L’eau est soumise à la loi du marché : elle peut être acquise, transmissible et libre d’utilisation, tel un bien économique.

Le Chili est en effet l’un des rares pays du globe à avoir totalement privatisé son eau. Un système néolibéral bâti sous la dictature de Pinochet dans les années quatrevingt, avec une constitution qui permet aux particuliers d’acquérir des « droits sur les eaux », leur donnant ainsi la « propriété » sur elles (art. 19). De son côté, le Code des eaux de 1981 reconnaît l’eau comme un « bien national public » mais établit en parallèle un cadre légal énumérant les critères précis de son acquisition. Il limite le plus possible l’intervention des autorités dans la gestion de l’eau, celles-ci pouvant l’octroyer gratuitement à celles et ceux qui en font la demande, sans contrôler la nature de son utilisation. L’eau est ainsi soumise à la loi du marché : elle peut être acquise, transmissible et libre d’utilisation, tel un bien économique.

Les grands groupes financiers ont profité de ce mécanisme libéral pour accaparer massivement le nouvel or bleu. Plus de 90 % de l’eau du Chili se retrouve ainsi concentrée dans les mains de l’industrie agricole, minière et forestière, estime Rodrigo Mundaca, militant pour l’environnement et actuel gouverneur de la province de Valparaíso. Résultat : le Chili est l’un des pays d’Amérique du Sud au prix de l’eau le plus élevé, selon la Fondation Aquae.

Exploitation abusive

«Toute notre production, avocats, lithium et cobalt, implique une grande quantité d’eau, et nous sommes en train de l’épuiser. Nous sommes dans une république bananière, mais d’avocats.»Matías Asun, directeur de Greenpeace au Chili

Avec un système exempt de contrôle social, le Chili se retrouve à bout de souffle, soumis à la surexploitation de ses terres. « Notre modèle de développement national est kamikaze, soutient Matías Asun. L’économie du pays dépend principalement de l’exportation de minéraux et de fruits. C’est un cercle vicieux car toute notre production, avocats, lithium et cobalt, implique une grande quantité d’eau ; et nous sommes en train de l’épuiser. Nous sommes dans une république bananière, mais d’avocats. » L’activiste Carolina Vilches le rejoint : « Il faut en finir avec la monoculture. Le Chili ne peut pas uniquement dépendre de l’exportation, il a besoin d’une agriculture diversifiée, locale et de proximité. » Un modèle économique qui explique pourquoi seuls les 2 % de l’eau du pays sont destinés à la consommation domestique.

Aujourd’hui, le secteur industriel creuse les profondeurs du sol pour parvenir à puiser les dernières ressources. Illustration de ce phénomène : une augmentation de 60 % des droits de propriété sur les nappes phréatiques en moins de six ans. « L’eau suit un cycle naturel et a besoin de se régénérer. Assimiler cette ressource à un bien illimité est complètement déconnecté de la réalité. Les études actuelles démontrent que les eaux des nappes souterraines s’épuisent » déplore le directeur de Greenpeace. Une situation aggravée par l’extraction illégale de l’eau. Après des recherches sur le terrain, l’Institut national de droits humains (INDH) a en effet constaté que dans la région de Petorca, plusieurs puits ont été creusés de manière frauduleuse. L’institut conclut donc que la pénurie d’eau n’est pas uniquement causée par le phénomène de sécheresse mais est aussi due aux activités d’entreprises établies dans la région.

Agonie de la petite agriculture, exode de la population, disparition de plus de 100 000 animaux : les conséquences sont dévastatrices et l’avenir peu radieux.

Un combat politique

«Nous souhaitons que l’eau soit considérée comme un droit humain et qu’elle soit utilisée de façon à respecter nos écosystèmes. Dans un scénario de crise climatique, spéculer sur l’eau comme une marchandise va à l’encontre de la justice sociale.»Matías Asun

Pour remédier à l’inégalité des ressources, la branche chilienne de Greenpeace a lancé Suelta el Agua (Libérez l’eau), une campagne politique qui s’inscrit au coeur des élections de ces derniers mois. L’objectif ? Obliger l’État à prioriser l’usage de l’eau en faveur de la population. « Nous souhaitons que l’eau soit considérée comme un droit humain et qu’elle soit utilisée de façon à respecter nos écosystèmes. Dans un scénario de crise climatique, spéculer sur l’eau comme une marchandise va à l’encontre de la justice sociale », dénonce Matías Asun. Une étude de l’ONG démontre que plus de 92 % de la population chilienne estime que cette ressource doit être une priorité politique. Une revendication qui sera probablement exaucée puisque, sur 155 élu·e·s à l’Assemblée constituante, en tout cas 81 se sont engagé·e·s à prioriser l’accès à l’eau, à l’instar de Carolina Vilches. « Il faut mettre fin à cette privatisation. L’eau est un bien naturel ; il est nécessaire de faire des investissements publics pour que toute la population puisse en bénéficier. » À Petorca, l’association Modatima se bat déjà au quotidien pour récupérer de manière collective et solidaire l’eau dans les villages, avec son projet Minga del Agua. En partenariat avec l’APR, une coopérative locale de défense de l’eau, et la Municipalité de Petorca, l’association a permis de construire des sources d’approvisionnement d’eau sûres et non nocives pour la santé.

Le changement, Carolina Vilches y croit. « La justice sociale va primer. Il y a une mémoire et un patrimoine à préserver. La société civile est passée dans l’arène politique. Nous sommes une génération qui refuse de voir ses terres disparaître.»