Reyhana Begum, 28 ans, est l’une de ces nombreuses Bangladaises qui quittent leur famille durant plusieurs mois pour travailler en tant que femme de maison, en Arabie Saoudite. Un sacrifice pour assurer l’éducation des enfants. © Allison Joyce/Getty Images
Reyhana Begum, 28 ans, est l’une de ces nombreuses Bangladaises qui quittent leur famille durant plusieurs mois pour travailler en tant que femme de maison, en Arabie Saoudite. Un sacrifice pour assurer l’éducation des enfants. © Allison Joyce/Getty Images

MAGAZINE AMNESTY Arabie Saoudite En Arabie saoudite, l’enfer des domestiques

Par Pauline Bandelier. Article paru dans le magazine AMNESTY n°106, juillet 2021
La vidéo, postée en 2019 sur Facebook par une domestique bangladaise, appelant désespérément à l’aide depuis l’Arabie saoudite, a été visionnée des milliers de fois. Dans ce royaume où l’employé·e est à la merci de ses patrons, de nombreuses femmes se retrouvent prises au piège.

«Je ne vais peut-être pas vivre plus longtemps. S’il vous plaît, aidez-moi. Ils m’ont enfermée pendant quinze jours dans une pièce sombre et m’ont à peine donné à manger. Ils ont brûlé mes mains avec de l’huile bouillante. » Sur les images de la vidéo qu’elle a postée en novembre 2019 depuis l’Arabie saoudite, la Bangladaise Sumi Akter, en larmes, supplie qu’on la sauve de l’enfer qu’elle vit depuis qu’elle a quitté son pays. Au Bangladesh, son appel désespéré entraîne des mouvements de protestation et précipite son rapatriement. L’esclavage moderne de migrantes dans les pays du Golfe n’est ni rare ni nouveau. Selon l’ONG internationale Building Resources Across Communities (BRAC) quelque 13 000 Bangladaises seraient rentrées d’Arabie saoudite depuis 1991, après y avoir été victimes de torture physique, d’abus sexuels, et d’irrégularités dans le paiement de leur salaire.

Des patron·ne·s qui ont tous les droits

« Je me suis retrouvée dans une maison de trois étages où vivaient un homme, ses deux épouses et leurs enfants, soit huit personnes au total. Je devais gérer absolument tout, le ménage, les repas, les soins aux personnes âgées… Je n’avais ni horaires ni journées de repos. »Dalia Akter, 23 ans, travailleuse domestique

Dalia Akter, 23 ans, mère d’un petit garçon de 5 ans, est l’une d’elles. En 2018, une agence de recrutement lui propose de partir en Arabie saoudite afin de s’occuper d’une personne âgée et d’un enfant, pour un salaire de 22 000 takas bangladais mensuels (240 francs suisses). Sans formation, sans connaître un mot d’arabe, elle part en juillet. À peine arrivée, son passeport et son téléphone lui sont confisqués par le maître de maison : « Je me suis retrouvée dans une maison de trois étages où vivaient un homme, ses deux épouses et leurs enfants, soit huit personnes au total. Je devais gérer absolument tout, le ménage, les repas, les soins aux personnes âgées… Je n’avais ni horaires ni journées de repos. » Pendant deux mois, elle est peu nourrie, insultée, battue.

Dans une tentative de fuite désespérée, elle saute par la fenêtre du troisième étage. Victime de fractures à la jambe et au dos, Dalia Akter est emmenée à l’hôpital ; elle y restera deux mois. Pendant sa convalescence, elle rencontre un compatriote qui lui prête son téléphone. Alertée, sa famille se tourne vers l’association BRAC dans l’espoir de la rapatrier. Mais son employeur n’ayant pas voulu la « reprendre », la domestique est revendue par une agence de recrutement saoudienne à une autre famille.

Handicapée par ses fractures, la jeune femme ne peut tenir le rythme qu’on lui impose et, après quatre mois, la famille qui l’exploite finit par appeler l’ambassade du Bangladesh. Son pays n’acceptera de prendre en charge son rapatriement qu’au bout de quatre mois. Au total, elle aura travaillé près de six mois sans toucher aucun salaire. Une situation récurrente, selon Shariful Islam Hasan, chargé du programme migration chez BRAC. En cause notamment le système de kafala : il lie le permis de résidence de l’employé·e au parrainage de l’employeur ou employeuse, dont le consentement écrit est requis pour changer de travail et même pour quitter le pays. Ce système, qui existe dans plusieurs pays du Moyen-Orient, rend les salarié·e·s plus vulnérables à la maltraitance et à l’exploitation.

Un accord entre États

L’agence qui a recruté Dalia lui a menti sur ses conditions de travail. Au Bangladesh, ce type d’agences de recrutement, autorisées à envoyer de la main-d'œuvre à l’étranger, s’est démultiplié, passant d’une dizaine à plus de 600 au cours des cinq dernières années. Plus de 290 000 femmes sont ainsi parties entre 2015 et 2019. Pourquoi cette ruée ? Pour en comprendre l’origine, il faut remonter sept ans en arrière.

Au Bangladesh, ce type d’agences de recrutement, autorisées à envoyer de la main-d'œuvre à l’étranger, s’est démultiplié, passant d’une dizaine à plus de 600 au cours des cinq dernières années.

En 2008, Riyad refuse d’accepter de nouveaux hommes bangladais. Or, ces derniers sont plus de 2 millions en Arabie saoudite, et les revenus qu’ils génèrent représentent une part considérable du PIB du Bangladesh1. D’autre part, Riyad a besoin de renouveler sa main-d'œuvre domestique. Les ressortissantes philippines ne veulent plus s’y rendre en raison des abus et des tortures dont beaucoup ont été victimes2. L’Arabie saoudite propose alors au Bangladesh d’ouvrir à nouveau sa porte aux hommes migrants, en échange de l’envoi d’une main d’oeuvre féminine. Une condition acceptée par le gouvernement bangladais : « Depuis 2015, l’Arabie saoudite demande 100 000 employées de maison chaque année », confirme Shameem Ahmed, directeur de l’agence de recrutement Sadia International. Une croissance très rapide qui favorise l’apparition d’agences sans scrupule.

Reyhana Begum (en noir) reçoit une formation au centre de formation technique Sheikh Fazilatunnesa Mujib Mohila, qui fournit aux futures travailleuses migrantes les compétences dont elles ont besoin pour gagner leur vie à l’étranger. © Allison Joyce / Getty images

Le piège de l’endettement

Tania Akter vivait dans le quartier pauvre de la périphérie de Dhaka quand l’un des milliers d’intermédiaires vint jouer les rabatteurs pour une agence. Vingt ans, mère de deux enfants en bas âge, sans travail, elle va payer plus de 500 francs suisses (50 000 takas) en échange d’un passeport, d’un visa et d’un emploi chez une femme médecin de Riyad. Là-bas, elle est frappée et abusée sexuellement par le maître de maison et son fils. Elle parvient à s’échapper au bout d’une semaine lorsqu’elle sort les poubelles. Tania se réfugie au bureau de police le plus proche mais, au lieu d’être secourue, elle est renvoyée chez ses tortionnaires.

« La famille qui m’employait affirme avoir versé beaucoup d’argent à l’agence de recrutement pour me faire venir. Ils ont donc refusé de me payer les premiers mois, et m’ont fait travailler chaque jour de sept heures à une heure du matin, dans trois ou quatre maisons différentes »Biskti Akter, 24 ans, travailleuse domestique

En représailles, le père et son fils la jettent par la fenêtre du deuxième étage, la frappent de plus belle alors qu’elle souffre d’une fracture à la jambe. En cachette, la domestique réussit à appeler la police avec le téléphone du père de famille. Cette fois, elle est prise au sérieux, et les autorités saoudiennes autoriseront son rapatriement. Mais la jeune femme restera traumatisée et handicapée à vie. Elle doit aujourd’hui s’appuyer sur une béquille pour marcher et ne peut prendre une douche sans l’aide de sa mère.

Pour partir, beaucoup de ces femmes contractent des dettes servant à payer l’agence de recrutement. Ainsi, Biskti Akter, 24 ans, a donné près de 300 000 takas à une agence (environ 3000 francs suisses). Pourtant, au bout d’un an passé en Arabie saoudite, la jeune Daccanaise n’a touché qu’une partie du salaire promis : « La famille qui m’employait affirme avoir versé beaucoup d’argent à l’agence de recrutement pour me faire venir. Ils ont donc refusé de me payer les premiers mois, et m’ont fait travailler chaque jour de sept heures à une heure du matin, dans trois ou quatre maisons différentes », rapporte l’élégante jeune femme, rentrée à Dhaka fin 2019. À ce jour, elle continue de rembourser son emprunt.

S’il dit avoir connaissance de situations abusives, le directeur de l’agence, Shameem Ahmed, affirme de son côté que les agences malhonnêtes sont condamnées et fermées. Il est vrai que parfois des femmes abusées obtiennent justice. Ainsi, l’agence de recrutement qui a fait partir Tania Akter a été condamnée pour exploitation humaine et son directeur mis en prison. Seulement la victime n’a reçu que 15 000 takas (environ 150 francs suisses) de dédommagement, un montant dérisoire compte tenu des frais médicaux liés au traitement des séquelles de sa fracture. Quant à Dalia Akter, après avoir attaqué l’agence qui l’a envoyée en Arabie saoudite, elle a été indemnisée à hauteur de 175 000 takas (1900 francs suisses). Une somme considérable qui lui sera volée par son mari ; il divorcera ensuite, la privant de son petit garçon.

La réforme incomplète de la « kafala »

En dépit des indéniables efforts du Bangladesh pour tenter de lutter contre les agissements des agences, il n’en reste pas moins que les femmes se retrouvent livrées à elles-mêmes, comme le reconnaît lui-même Shameem Ahmed : « Nous avons proposé au gouvernement saoudien que chaque agence de recrutement bangladaise ait une représentation sur place. » En attendant, le système de kafala, s’il a été récemment aboli par l’Arabie saoudite pour les travailleurs et travailleuses qualifié·e·s, demeure la norme pour les domestiques et l’ensemble des employé·e·s non qualifié·e·s. Quantité de femmes, sans formation et ne parlant pas la langue, continuent de partir pour survivre : « Il n’y a pas d’alternative pour ces femmes, autre que mourir de faim ou se faire abuser dans un emploi au Bangladesh pour encore moins d’argent », estime Shameem Ahmed. Il estime que la solution se trouve dans la formation des domestiques avant leur départ, une mesure rendue obligatoire par le gouvernement bangladais et appliquée, selon lui, par toutes les agences, même si beaucoup de témoignages indiquent que des jeunes femmes sont envoyées sans formation.

« Les Saoudiens mis en cause n’hésitent pas à accuser, à leur tour, les femmes de vol ou de fuite, et c’est alors à elles d’apporter la preuve de la culpabilité de leur employeur. »Shariful Islam Hasan, responsable au programme migration au sein de l’ONG BRAC

Autre point qui lui semble important : encourager les victimes qui ont trouvé refuge dans les foyers d’accueil de l’ambassade bangladaise, à rester en Arabie saoudite jusqu’au procès de leurs tortionnaires : « Car une fois qu’elles ont quitté l’Arabie saoudite, il n’est plus possible de faire condamner leurs abuseurs. Or, il est essentiel de briser l’impunité. » Est-ce que les tortionnaires seraient pour autant condamnés ? Rien n’est moins sûr. Certes, le 14 février dernier la Saoudienne Ayesha al-Jizani a été condamnée à mort pour l’assassinat de sa domestique bangladaise Abiron Begum en mars 2019. Cependant, Shariful Islam Hasan, de l’ONG BRAC, rappelle que les jugements en faveur des employé·e·s migrant·e·s restent à ce jour exceptionnels : « Les Saoudiens mis en cause n’hésitent pas à accuser, à leur tour, les femmes de vol ou de fuite, et c’est alors à elles d’apporter la preuve de la culpabilité de leur employeur. »

Des dizaines d’histoires comme celles de Tania, de Dalia ou de Biskti sont rapportées chaque année au Bangladesh. Parfois, ces esclaves modernes ne reviennent pas vivantes. Rien qu’entre janvier et octobre 2020, selon le bureau chargé du bien-être des expatriés de l’aéroport Shah Jalal à Dhaka, les corps de 22 Bangladaises mortes de causes non naturelles ont été rapatriés d’Arabie saoudite.