AMNESTY : Pourquoi avoir lancé Khabar Lahariya ? Quelles sont ses ambitions ?
Kavita : Notre objectif était de créer un journal indépendant de proximité, qui évolue dans les zones reculées de l’Uttar Pradesh et du Madhya Pradesh. Auparavant, les nouvelles consacrées à l’Inde rurale se limitaient aux meurtres et aux faits divers. Notre journal apporte une dimension politique, en se focalisant notamment sur la corruption des fonctionnaires et les meurtres commis par de puissants chefs locaux. Notre but est de remettre en cause les institutions et les personnalités influentes. L’autre l’objectif est d’apporter un regard féministe aux médias ruraux. Notre équipe est exclusivement composée de trente femmes dalits, tribales et musulmanes. Lorsqu’il a appris notre existence, le magistrat du district nous a dit que nous constituions le collectif idéal pour son programme qui formait les femmes issues de minorités à la production de cornichons… C’est justement pour défier ce type de stéréotypes de genre et pour lutter contre les bastions masculins que nous avons créé Khabar Lahariya
En quoi le regard de femmes dalits apporte-t-il une perspective différente ?
Kavita : Dans le milieu du journalisme, la majorité des reporters appartiennent aux castes supérieures, ce qui explique le manque de reportages sur la communauté des intouchables. Nos journalistes comprennent très bien les problèmes de discrimination qui touchent les communautés marginalisées car elles peuvent directement s’y identifier : l’accès à l’eau et à l’électricité, la propriété foncière ou la violence fondée sur la caste. Nous avons récemment réalisé une série de reportages sur le fait que, lorsque les pompes manuelles des communautés dalits cessent de fonctionner ou doivent être réparées, elles ne sont pas autorisées à prélever de l’eau à partir des pompes en état de marche dans les zones dominées par les castes supérieures. Un sujet méconnu par les médias traditionnels.
Meera : Évoluer dans une zone rurale en tant que femme dalit et moins instruite est difficile. Devoir remettre en quesL’équipe d’Amnesty Inde, à Bangalore. tion des personnes qui se considèrent comme supérieures du fait de leur caste et qui ont des connexions politiques étroites est un vrai défi. Lorsque je réalise des reportages sur les atrocités liées aux castes, j’essaie d’être neutre et de ne pas dévoiler la mienne. D’ailleurs, la plupart des personnes interviewées ne connaissent pas ma caste.
Le taux d’alphabétisation des dalits est très bas, seulement près de 30 %. Comment recrutez-vous votre équipe ?
Kavita : Nos journalistes passent à travers un processus de sélection, suivent une formation et un stage. Mais au départ, il a été très difficile d’intégrer des femmes instruites, car la plupart des gens et des autorités dans les villages n’acceptaient pas que des femmes puissent être journalistes. Or, des femmes qui avaient très peu étudié avaient une compréhension étonnante du contexte local et de l’actualité de la région. Nous les avons formées pour qu’elles puissent couvrir les questions politiques, sociales et économiques, tout en développant une compréhension collective de la pensée féministe et du patriarcat. Aujourd’hui, nos reportrices posent des questions pertinentes aux politiciens locaux, et leur confiance en soi s’est améliorée à pas de géant. Elles ont également constaté l’impact de leur métier dans leur vie personnelle, comme faire vivre leur famille grâce à leur salaire, ou s’assurer que leurs enfants terminent leur éducation.
En Inde, les médias restent dominés par les hommes. Qu’est-ce que cela implique ?
Meera : Du sexisme. Aujourd’hui encore, pour beaucoup, le journalisme n’est pas considéré comme un métier pour les femmes. Je subis de la discrimination de la part de journalistes masculins, notamment lorsque je couvre un événement politique. Tous les médias sont rassemblés au même endroit, les hommes occupent le devant de la scène et tentent de me donner des ordres. J’ai souvent dû me battre pour faire ma place. Il y a aussi de l’humiliation. Par exemple, lorsque je fais des entretiens avec des hommes de pouvoir, ils refusent fréquemment de répondre à mes questions.
Kavita : Le problème se trouve aussi dans le contenu médiatique. Les articles des hommes journalistes manquent souvent de profondeur car ils ont tendance à parler aux politiciens ou à des personnes influentes, qui sont majoritairement des hommes. Nos journalistes essaient, au contraire, de couvrir une diversité d’opinion : nous parlons à des personnes de tout genre, tout âge, toute classe sociale. Des chefs de village comme des personnes plus jeunes.
Avez-vous déjà été menacée dans l’exercice de votre travail ?
Meera : L’intimidation est monnaie courante, oui. J’ai fait un article sur la situation d’une femme qui a porté plainte contre son beau-frère, qu’elle accusait d’avoir volé sa maison. Lorsque je suis allée le voir, il était absent, mais une dame l’a appelé. En moins de dix minutes, des hommes ont débarqué et m’ont bloqué la route. Ils m’ont insultée et ont menacé d’appeler la police. Ils ont pris ma caméra et ont effacé toutes mes images. Ils ont aussi détruit ma carte de presse. J’ai réussi à m’échapper pour me rendre à la police, qui m’a dissuadée de porter plainte. Beaucoup de mes collègues ont vu des foules se présenter à leur domicile et intimider leur famille. On a même trafiqué nos véhicules pour provoquer un accident. La menace pèse et je crains parfois pour ma famille et ma propre vie.
Quel est l’impact de Khabar Lahariya ?
Meera : L’un de ses plus grands impacts est l’empowerment (autonomisation/réalisation de soi). Khabar Lahariya a formé une équipe de reportrices issues des communautés marginalisées, une première dans le milieu rural. Nous sommes plus que des collègues : nous sommes un incroyable groupe d’amies qui se soutient dans la joie et la peine. Lorsque nous sommes passées au digital, certaines collègues ont vu et touché un smartphone pour la première fois. C’était surprenant et incroyable à la fois. Nos reportages ont aussi apporté des changements concrets. Comme de sensibiliser des fonctionnaires à la non-application de certains programmes dans les villages isolés, ce qui a conduit à l’ouverture d’enquêtes. Raconter l’histoire d’une survivante de la violence, ou d’une victime d’un meurtre lié à la dot est un autre exemple du rôle que peuvent jouer des médias féministes indépendants. Kavita : On nous considère souvent comme un puissant chien de garde, un instrument qui permet d’imposer une gouvernance éthique au niveau local. Nos textes, vidéos et audios mettent en lumière l’écart entre les promesses des autorités en termes de développement rural et d’autonomisation, et la réalité sur le terrain. Notre journalisme suit aussi les histoires quotidiennes de personnes lambda dans des régions qui échappent complètement à l’attention des médias. Nous documentons une Inde du XXIe siècle que l’on ne verrait pas autrement.