© Félix Lill
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MAGAZINE AMNESTY L'alimentation: un droit en péril Made in Fukushima

Par Félix Lill
Il y a dix ans, un grave accident mettait à l’arrêt la centrale nucléaire de Fukushima, au nord du Japon. Des interrogations subsistent sur la sécurité de la zone, et en particulier des aliments qui y sont produits. Certain·e·s mettent en doute les chiffres officiels, d’autres veulent à tout prix encourager un redémarrage de l’agriculture. Reportage sur les lieux.

Lors de la traversée du bourg côtier de Futaba, dans la préfecture de Fukushima, Tatsuhiro Yamane s’efforce de paraître optimiste. La situation ne l’y invite pourtant guère. À droite de la route, sa petite voiture passe devant une ancienne boucherie, dont pas un·e seul·e client·e n’a dû franchir le seuil depuis une décennie. Le toit s’est effondré, des chiens errants divaguent au milieu des ruines. On aperçoit, juste derrière, les restes d’un bâtiment en briques qui fut autrefois une épicerie. Fenêtres crevées, comptoir déserté. La Shotengai, une ancienne rue commerçante, est à l’abandon.

La catastrophe nucléaire de Fukushima a fait de Futaba, au nord de Tokyo, une ville fantôme. « Le jour de la catastrophe, les gens ont eu deux heures pour rassembler leurs affaires et partir d’ici », raconte cet homme de 36 ans. Les six mille habitant·e·s ont dû être évacué·e·s, et aucun·e n’est revenu·e sur les lieux depuis. Yamane, qui siège au conseil de la ville, espère qu’une partie de ces gens pourront revenir l’an prochain. Il se veut confiant, même si dix pour cent seulement de la population de Futaba prépare effectivement son retour. Les jeunes familles, en particulier, ont pris racine ailleurs ou jugent trop dangereux de réintégrer leur ancien domicile. Elles craignent les radiations. Un compteur Geiger installé à demeure à la gare de Futaba affiche une exposition à la radioactivité de 0,25 microsievert par heure, la valeur limite étant fixée à 0,23. Dans la salle polyvalente, à plus d’un kilomètre de la rue commerçante, les dernières mesures indiquaient 2,88 microsieverts.

« Nous allons bientôt recommencer à cultiver du riz », relève Tatsuhiro Yamane, qui roule entre-temps en direction de l’intérieur des terres. Le véhicule longe des champs partiellement en friche. Des récoltes-tests s’effectuent en ce moment. Les résultats des analyses de radioactivité pourraient tomber l’an prochain. « Ces champs sont une ressource vitale pour de nombreuses personnes », souligne Yamane. Un redémarrage de l’agriculture ferait du bien à l’économie locale – et à la réputation de toute la région. 

Des valeurs limites douteuses

Il y a dix ans, la préfecture de Fukushima est devenue tristement célèbre lorsque la terre a commencé à violemment trembler, le 11 mars 2011. Le séisme a atteint une magnitude de 9,0. Il a déclenché une vague de vingt mètres de haut qui a balayé la côte et avalé des villages entiers. Des centaines de milliers de personnes se sont retrouvées sans abri, plus de vingt mille ont perdu la vie.

les locaux de la clinique indépendante Tarachine abritent des machines qui indiquent le rayonnement bêta et gamma au dixième près. Elles permettent de tenir le gouvernement à l’œil.

Comme si cela ne suffisait pas, le tsunami a frappé de plein fouet la centrale atomique de Fukushima Daiichi, située directement au bord de la mer. Les cœurs de trois des six réacteurs sont entrés en fusion, émettant des particules radioactives. Toute la population a dû être évacuée dans un rayon de trente kilomètres autour de la centrale.

Au Japon, des lieux comme Futaba sont désormais désignés comme des « villes fantômes ». L’infrastructure y subsiste, mais la vie a disparu. Reviendra-t-elle ? Et ce retour se justifie-t-il ? À cinquante-cinq kilomètres au sud de Futaba, dans la ville d’Iwaki – 335 000 habitant·e·s – Mayumi se pose tous les jours la question. « Je trouve bien que les paysan·ne·s veuillent à nouveau cultiver les champs à Futaba. Mais je reste sceptique », dit-elle.

Mère d’un enfant de dix ans, Mayumi Iida travaille pour la clinique privée Tarachine, fondée dans les mois qui ont suivi la catastrophe nucléaire. Plusieurs femmes d’Iwaki, inquiètes pour leurs enfants, ont récolté des dons pour acquérir des instruments de mesure et engager du personnel médical. Aujourd’hui, les locaux de la clinique indépendante Tarachine abritent des machines qui indiquent le rayonnement bêta et gamma au dixième près. Elles permettent de tenir le gouvernement à l’œil. « En général, les résultats concordent », dit Mayumi Iida. « Mais nos appareils sont plus précis. »

La clinique Tarachine met en doute les valeurs limites officielles, notamment celles qui fixent le seuil de toxicité des aliments. Selon le gouvernement japonais, en dessous de 100 becquerels, les aliments sont comestibles. « Mais ces chiffres se rapportent à des individus mâles et pubères », dit Iida. « Tout le monde n’est pas pareil. Les enfants, notamment, sont plus vulnérables. » La tolérance varierait en outre selon les personnes, ce que confirment les expert·e·s. Pour Alex Rosen, directeur de l’alliance antinucléaire IPPNW, qui étudie depuis des années la radioactivité à Fukushima, chaque corps y réagit différemment. Une valeur limite universelle est nécessairement imprécise.

À Tarachine, les habitant·e·s de Fukushima peuvent faire tester leurs aliments. Le personnel de la clinique récolte lui-même les denrées qui faisaient traditionnellement partie du patrimoine culinaire de la région depuis des décennies : produits de l’agriculture comme la pêche (fruit) et le riz, champignons récoltés en forêt, poissons de mer et d’eau douce. « Dès que nos instruments mesurent une valeur supérieure à zéro, ne serait-ce que de deux décimales, nous déclarons les aliments impropres à la consommation », explique Mayumi Iida. Cela arrive régulièrement.

Laissé·e·s pour compte

À Fukushima, de nombreuses personnes ont le sentiment qu’on les laisse tomber et que leurs droits humains sont bafoués. L’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme postule que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ».

La Chine, la Corée du Sud et Taiwan, gros partenaires commerciaux du Japon, n’importent plus d’aliments en provenance de Fukushima. Ce nom reste synonyme de danger.

Le gouvernement japonais met certes en avant les contrôles que doivent subir tous les produits alimentaires mis sur le marché. Mais pour Mayumi Iida, cela ne règle pas le problème. « Dans les coopératives agricoles ou les pêcheries, les denrées récoltées ou pêchées ne sont de loin pas toutes commercialisées. On les donne à des ami·e·s ou on les consomme soi-même. » La pêche pose un problème particulier, car la technologie actuelle ne permet pas de filtrer toutes les substances absorbées par les poissons dans l’eau.

Il y a plus : le gouvernement a annoncé en début d’année que l’eau utilisée pour refroidir les réacteurs brûlants allait être rejetée dans l’océan, car le volume de stockage est presque entièrement utilisé sur l’aire de la centrale. Cette déclaration a suscité un tollé au Japon et à l’international. Le gouvernement a assuré que l’eau avait été adéquatement purifiée, mais les associations de pêche n’en ont pas moins protesté. Fin août, le gouvernement a proposé de racheter leurs invendus au moyen d’un fonds financé par l’argent du contribuable. La réputation du poisson issu de la région ne va pas s’améliorer pour autant. La Chine, la Corée du Sud et Taiwan, gros partenaires commerciaux du Japon, n’importent plus d’aliments en provenance de Fukushima. Ce nom reste synonyme de danger.

Faire preuve de créativité

C’est ce que constate Tetsuzo Yamaguchi, un brasseur de saké de 68 ans habitant à Koriyama, une ville de 330 000 habitant·e·s. Originaire de l’intérieur des terres, à 70 kilomètres des ruines de la centrale, il n’a pas dû être évacué. Sasanokawa, l’entreprise familiale de Yamaguchi depuis dix générations, souffre pourtant des conséquences de l’accident. « Autrefois, nos principaux marchés d’exportation étaient la Chine et la Corée du Sud », se souvient-il en arpentant les vastes terrains de l’exploitation.

Tetsuzo-Yamaguchi1.jpg Habitant de Koriyama, ville située à 70km de l'ancienne centrale nucléaire, Tetsuzo Yamaguchi n'arrive plus à vendre son saké. Malgré une exposition des radiations inférieures à des métropoles comme Séoul, la région de Fukushima reste synonyme de danger. © Félix Lill

« Vous voyez ici la halle de fabrication du nihonshu, l’alcool de riz souvent appelé saké à l’étranger. Commercialement parlant, cette production est aujourd’hui insignifiante. » Car les voisins extrême-orientaux, de toute façon pas en très bons termes diplomatiques avec le Japon, n’achètent plus aucune denrée alimentaire étiquetée Fukushima. Les ventes de spiritueux traditionnels japonais atteignent à peine un tiers du niveau d’avant la crise. « Notre eau est pure, notre riz est sain », assure Yamaguchi. « L’accident nucléaire n’a eu aucun impact sur ce lieu. » L’exposition aux radiations mesurée dans la région, de 0,09 microsievert, est effectivement inférieure à celle qu’on enregistre à Singapour ou Séoul.

«Notre eau est pure, notre riz est sain, L’accident nucléaire n’a eu aucun impact sur ce lieu.»Tetsuzo Yamaguchi, brasseur de saké habitant à 70km des ruines de la centrale nucléaire

Durant la catastrophe, Tetsuzo Yamaguchi a fait partie des personnes qui sont venues en aide aux populations évacuées. Un abri temporaire a été mis en place dans le voisinage. Les équipes de Sasanokawa ont brassé pendant des semaines du punch chaud pour l’offrir gratuitement aux réfugié·e·s. Pourtant, à l’étranger, personne n’a retenu que des zones sûres subsistaient à Fukushima.

« Pendant des générations, nous avons fait d’excellentes affaires avec le nihonshu. Mais j’ai fini par abandonner », reconnaît Yamaguchi. Il peut se permettre de renoncer à la fabrication du saké. Son exploitation comporte suffisamment de halles pour produire d’autres spiritueux, autour desquels elle a recentré ses activités. « Il y a quelques années, un client m’a conseillé d’essayer le whisky », raconte Yamaguchi, dont l’entreprise avait tenté de distiller l’alcool européen durant l’après-guerre. Il a hésité, puis s’est lancé, « avec des alambics conservés de cette période ». Yamaguchi a importé des whiskies écossais, qu’il a assemblés et élevés dans ses propres tonneaux. Au bout de quelques années, le premier blend de Fukushima était né.

Depuis, l’entreprise achète ses propres céréales et distille elle-même. Un single malt a été commercialisé au début de l’année sous la marque « Asaka The First Peated ». « Il s’est écoulé en quelques semaines », se réjouit Yamaguchi.

Sasanokawa exporte désormais du whisky dans quarante pays, en particulier aux États-Unis et en Europe. Tetsuzo Yamaguchi se conçoit également comme un ambassadeur de sa région d’origine. La gamme de produits la plus vendue de son entreprise est le blended whisky « 963 », nommé d’après le code postal de sa ville de Koriyama. « Nous devons améliorer la réputation de Fukushima. Nos moyens d’existence et nos droits de vendre nos produits en dépendent. »