Une soirée soutien pour le lancement du restaurant © Vroom Genève
Une soirée soutien pour le lancement du restaurant © Vroom Genève

MAGAZINE AMNESTY Alimentation: un droit en péril Quand la fourchette rassemble

Par Olalla Piñeiro Trigo. Article paru dans le magazine AMNESTY n°107, décembre 2021
Synonyme de plaisir, la nourriture peut aussi revêtir une fonction d’intégration sociale. Mais pas toujours sans difficultés. Exemples de deux projets implantés à Genève : un traiteur tenu par des réfugiées syriennes et un restaurant géré par des personnes sourdes et malentendantes.

Un plateau débordant de brochettes de poulet marinées, un bol de houmous crémeux et une montagne de batata harra parsemée de coriandre. En cuisine, Jessy et Lilas s’attellent à préparer les commandes du lendemain. « Pistache et Rose », un nom évocateur pour ce traiteur syrien situé à Genève, et tenu par des femmes réfugiées. « J’ai lancé ce traiteur par amour de la cuisine, mais aussi dans le but d’employer des femmes exilées de mon pays afin qu’elles puissent s’intégrer sur le marché de l’emploi », raconte Jessy Bali, la cheffe.

«Je postulais sans cesse, mais je ne recevais pas de réponses, ou alors des refus. Et dire que je parlais déjà français, avec une formation universitaire. Imaginez la situation d’autres femmes qui n’ont pas ce bagage.»Jessy Bali, cheffe du traiteur Pistache et Rose et réfugiée syrienne

Originaire d’Alep, cette architecte de métier vit à Genève avec son mari et ses trois enfants depuis maintenant sept ans. À côté de son service traiteur, elle travaille à temps partiel dans un bureau d’architectes. Décrocher ce poste s’est révélé être un parcours du combattant de près de cinq ans. Détentrice d’un permis F, Jessy a cumulé les stages, a fait jouer son réseau, et a même suivi un master en conservation du patrimoine à l’Université de Genève pour consolider ses chances. « Trouver un emploi était extrêmement difficile. La réglementation dans le secteur du bâtiment change selon les pays. Je postulais sans cesse, mais je ne recevais pas de réponses, ou alors des refus. Et dire que je parlais déjà français, avec une formation universitaire. Imaginez la situation d’autres femmes qui n’ont pas ce bagage. »

Equipe-Pistache-et-rosel_nwe.jpg Le traiteur de Jessy Bali promeut l'intégration © Pistache et Rose

C’est alors qu’une amie lui parle d’« Alter Start », une structure qui accompagne les personnes migrantes dans leurs projets professionnels en Suisse romande. Comme Jessy, elles sont près de 40 % du programme à s’être tournées vers la restauration. Pour Jacques Barou, sociologue de la migration et directeur de recherche émérite au CNRS, l’attrait pour ce secteur s’explique par le fait que la cuisine constitue un premier « moyen de subsistance », mais aussi parce qu’elle permet d’atténuer « le choc de l’exil ». « Les sensations gustatives sont liées à l’affectif. La nourriture nous rattache à notre famille, à nos souvenirs. On arrive dans un pays inconnu, on a l’impression de ne plus être maître de son destin. La nourriture rappelle la stabilité, c’est une façon d’avoir un repère et de marquer son identité. »

En plus de recevoir une formation en management et gestion de cuisine, les bénéficiaires du programme cuisinent chaque mercredi avec un chef professionnel, et proposent à la clientèle des menus qui reflètent leur culture. Cela fait aujourd’hui deux ans que « Pistache et rose » a ouvert ses portes.

« On arrive dans un pays inconnu, on a l’impression de ne plus être maître de son destin. La nourriture rappelle la stabilité, c’est une façon d’avoir un repère et de marquer son identité. »Jacques Barou, sociologue de la migration et directeur de recherche émérite au CNRS

Avec un oncle et un grand-père à la tête de leur propre restaurant, une grand-mère cordon-bleu et une mère qui passait ses samedis derrière les fourneaux, Jessy Bali a toujours baigné dans la cuisine. C’était pourtant son « plan Z ». « Avant, je ne me serais jamais imaginée dans ce milieu. Mais ce traiteur a beaucoup de sens pour moi. C’est un moyen de transmission et il représente aussi un espace safe pour des femmes migrantes qui se retrouvent isolées de leurs familles. » À « Pistache et rose », chrétiennes et musulmanes se côtoient, les différents milieux sociaux aussi. « La Syrie est très divisée aujourd’hui, mais la nourriture nous réunit et nous reconnecte à nos origines. Là-bas, nous ne nous serions probablement jamais fréquentées, car certaines d’entre nous viennent de la ville, d’autres de villages ruraux. »

Jessy y propose une cuisine « familiale », typique d’Alep. « En Suisse, j’ai constaté que les menus des restaurants libanais ou syriens se ressemblaient. Il n’y a par exemple qu’un seul type de Kebbeh. À Alep, on en fait plus de 50 sortes ! Notre traiteur en propose plus de dix. » Au menu, vous trouverez les classiques houmous et labneh bien sûr, mais aussi des kabab bil karaz, des boulettes de boeuf à la cerise noire, des galettes à la menthe, du frikeh, un blé vert qui a été torréfié, et du maldoum, des brochettes d’aubergine et de viande hachée. « La cuisine est un patrimoine immatériel que l’on porte avec nous et qui nous permet de préserver la mémoire de notre pays. C’est aussi un moyen de partager et de faire découvrir notre culture aux Suisses. »

En effet, aujourd’hui les woks sont partie intégrante de notre panoplie, le boulgour est servi dans les cantines et les tacos constituent un classique repas sur le pouce. La migration a permis une évolution des habitudes de consommation, selon Jacques Barou. « Dans les années 50 à Paris, les restaurants étrangers étaient une expérience un peu exotique et folklorique, ils restaient peu fréquentés par les Occidentaux. Ils tiennent de nos jours une place centrale dans nos sociétés. Mais d’un autre côté, la nourriture peut aussi provoquer le rejet, comme le montrent les attaques contre les kebabs en France, ou les attitudes xénophobes vis-à-vis de l’odeur que dégagerait la cuisine de certaines populations. »

Manger pour (se) connecter

La nourriture sert aussi de tremplin pour l’intégration d’autres communautés. Commander son plat du jour sans parler ? C’est le concept de « Vroom », un restaurant géré par des personnes sourdes et malentendantes, qui ouvrira ses portes en début d’année 2022 dans le centre de Genève. Une première en Suisse. « Ce restaurant sera la preuve vivante que personnes sourdes et entendantes peuvent travailler main dans la main. L’intégration est essentielle, il ne faut pas créer deux mondes séparés », explique Mehari Afewerki, instigateur du projet, lui-même sourd. « Cela permettra aussi de déconstruire les stéréotypes sur le handicap, qui sont encore nombreux », ajoute Elodie Ernst, responsable communication du projet.

« il n’y a pas que la parole. On peut lire sur les lèvres, il y a des gestes, l’écriture aussi. Mais si chacun connaissait quelques bases en langue des signes, ce serait nettement plus simple »Mehari Afewerki, gérant du restaurant Vroom, lui-même sourd

Le lieu se veut ainsi inclusif et adapté aux besoins de la communauté sourde. Priorité : la visibilité. La cuisine sera donc ouverte sur la salle, les tables seront rondes et la salle lumineuse, grâce aux baies vitrées et aux tons clairs du mobilier. La clientèle pourra passer commande via une tablette, tandis qu’un dispositif lumineux permettra de faire appel au service. Chaque table disposera d’un manuel qui indiquera les bases pour communiquer au restaurant en langue des signes.

« Les entendants partent du principe qu’il y a un mur au niveau de la communication, mais il n’y a pas que la parole. On peut lire sur les lèvres, il y a des gestes, l’écriture aussi. Mais si chacun connaissait quelques bases en langue des signes, ce serait nettement plus simple », affirme Mehari. Actuellement employé dans un restaurant érythréen, il est convaincu que la mixité est la clé de l’intégration : « Il m’a fallu un temps d’adaptation, c’est sûr. Je faisais des erreurs, j’apportais du coca au lieu de vin. Mais peu à peu, le contact s’est amélioré. Les clients ont compris qu’ils devaient me regarder pour communiquer, je leur ai enseigné quelques bases en langue des signes. Je peux tout faire, sauf téléphoner! » Par ailleurs, « Vroom » ne se limitera pas à la cuisine. Son ambition est de créer un espace de rencontre pour les personnes sourdes, mais aussi de sensibiliser la population au handicap. Le lieu accueillera à l’occasion des ateliers de langue des signes et des soirées silence pour que le public « entre dans cet univers ».

En Europe, plus du 50 % de la population sourde est sans emploi d’après la Commission européenne. En Suisse, elle est en moyenne quatre fois plus touchée par le chômage.

Car les stéréotypes ont la dent dure et se répercutent sur le marché du travail. En Europe, plus du 50 % de la population sourde est sans emploi d’après la Commission européenne. En Suisse, elle est en moyenne quatre fois plus touchée par le chômage. Si Mehari et Elodie sont tous deux actifs, le premier dit avoir eu « la chance » de tomber sur un employeur ouvert, tandis que la seconde a décroché son premier CDI après cinq ans de recherches. « La formation est aussi inadaptée. Pour le passage de mes examens en vue d’obtenir le brevet de cuisine, on m’a refusé un interprète alors que j’y ai le droit selon la loi. J’ai dû me battre pour obtenir gain de cause », martèle Mehari.

Une discrimination qui s’est aggravée avec la crise sanitaire. « Les masques nous empêchent de bien saisir les expressions faciales et de lire sur les lèvres, se désole Elodie. La majorité des personnes refusaient de baisser les masques. » Les deux collègues espèrent que leur restaurant permettra de sensibiliser les Genevois·es à leurs besoins et incitera les responsables d’entreprises à engager des équipes plus inclusives.

Si la cuisine reste un milieu précaire où abus et travail au noir sévissent, elle revêt aussi une fonction sociale évidente. « C’est autour d’un repas que s’établissent des rapports conviviaux, de confiance, appuie le sociologue Jacques Barou. La nourriture peut susciter l’empathie et l’ouverture à l’autre. »