En parlant d’élites, dans quelle mesure les partis politiques et les groupes d’intérêt cherchent-ils à accroître leur sphère d’influence, en s’adressant aux gens de manière personnalisée sur les réseaux sociaux ?
Ces méthodes sont certes utilisées, mais à mon avis de façon assez rudimentaire. Il y a peut-être de bonnes raisons à cela. On ne sait pas grand-chose sur l’efficacité de ces stratégies de microciblage et sur le nombre de personnes qu’elles parviennent réellement à convaincre. La recherche sur la publicité politique a du reste montré que les opinions sont très difficiles à influencer, surtout dans ce domaine. Le microciblage nécessite d’énormes quantités de données pour établir des profils et identifier les gens susceptibles d’adhérer à certains messages. Un nombre croissant d’analyses montrent que les entreprises comme Facebook et Google exagèrent l’efficacité de leurs produits dans un but commercial. Car cette efficacité est difficilement mesurable par des personnes externes. Du reste, dans bien des cas, des critères aussi généraux que le lieu de domicile, le niveau de formation et le revenu suffisent pour prédire le comportement d’une personne lors d’une élection.
En 2021, une étude sur la numérisation de la politique suisse concluait que les citoyen·ne·x·s de notre pays étaient peu perméables aux informations douteuses. Pourtant, durant la pandémie de COVID-19, nous avons assisté ici aussi à une radicalisation de certains groupes qui se meuvent dans des sphères complotistes.
Ces opinions marginales sont simplement plus visibles dans les débats sur les réseaux sociaux. Il s’agit de groupuscules très minoritaires ; la population dans son ensemble n’est pas sensible aux théories du complot. Il faut dire que même hors ligne, nous avons toutes et tous tendance à rester dans notre bulle, au travail, dans notre cercle d’amis. Mais pour celles et ceux qui prêtent l’oreille aux théories complotistes, internet est une mine d’informations facilement accessibles, un lieu où rencontrer des personnes qui partagent les mêmes valeurs. La radicalisation s’opère plus rapidement, et à mon avis, c’est là que se situe le vrai danger.
Plusieurs pays tentent d’instaurer des lois pour forcer les opérateurs de réseaux sociaux à bannir les fake news de leurs plateformes.
Le problème réside surtout dans la masse d’informations postées chaque seconde. Cela nécessite d’abord de mettre en place des procédures pour repérer les fausses informations. Il existe une immense zone grise avec tous les messages douteux dont il est difficile de dire s’il s’agit réellement de fausses informations. Le grand défi est de se mettre d’accord sur une définition des fake news et d’adopter une position commune à ce sujet. C’est l’une des raisons pour lesquelles les plateformes ne s’engagent pas davantage. Sans compter que ce type d’informations génère davantage de clics, et donc de recettes. Tout le monde reconnaît que certains contenus sont problématiques. Mais lesquels faut-il interdire, lesquels tolérer ? Il y va aussi de la liberté d’expression. Nous constatons dans quelques pays démocratiques que lorsque les lois donnent une définition trop vague des fake news, elles mènent inévitablement à des abus : les gouvernements s’en servent pour censurer les informations qui leur déplaisent. Doit-on leur donner le pouvoir de décider ce qui peut être dit dans l’espace public virtuel ? Ou faut-il le laisser aux plateformes ?
Qu’attendez-vous de la politique suisse face aux grands opérateurs de plateformes, qui disposent ici aussi d’une gigantesque puissance de marché ?
La Suisse seule a une marge de manoeuvre limitée. Je souhaiterais qu’elle soutienne plus activement les efforts de l’Union européenne et des États-Unis, plutôt que de chercher sa propre solution. Surtout lorsqu’il s’agit de créer de la transparence. Car de mon point de vue, c’est l’exigence cardinale qu’il faut poser aux entreprises : elles doivent être plus transparentes. Nous devons mieux connaître le fonctionnement de ces plateformes et leur gestion des utilisateurs. Cette transparence doit aller de pair avec la protection des données, ce qui complique la tâche. Ces dernières années, la protection des données a servi aux entreprises de justification, et parfois d’alibi, pour devenir de plus en plus opaques. La transparence est centrale pour aborder et comprendre les problèmes. Car sans un diagnostic correct, on ne peut pas développer de thérapie efficace.
Fabrizio Gilardi est politologue, professeur d’analyse des politiques publiques à l’Université de Zurich et cofondateur et directeur du Digital Democracy Lab.