– Tu serais triste si j’étais lesbienne, maman ? demande Laure en mangeant sa compote aux pommes sans sucres ajoutés. C’est tout ce qu’elle arrive à avaler le matin, depuis qu’elle commence l’école à sept heures trente.
– Eeeeuh non… non… La seule chose qui m’embêterait c’est de ne pas avoir de petits enfants.
– Mais on peut avoir des enfants quand on est en couple avec une femme !
– C’est vrai ! Alors non, ça ne m’embêterait pas, conclut Joëlle. Laure a enfilé sa doudoune jaune, et s’est approchée de sa mère pour qu’elle l’embrasse.
Puis elle est sortie dans le stratus sombre de novembre. Joëlle s’en veut d’avoir accepté de dormir à Leysin, trop de choses pour une seule journée. Elle pourrait encore appeler pour avertir qu’elle ne montera que le lendemain. Et puis non, passer la soirée là-haut lui permettra d’échanger avec Lionnel et les autres organisateurs, de comprendre comment ils ont conçu leur camp pour outiller des militants de tout bord, LGBTQIA+, climat, femmes, multinationales responsables, écologie de parti, d’ONG ou grassroots.
Pas de militants de la migration et de l’asile. La gauche, les partis écologistes, les ONG et les milieux culturels ont quasiment relégué les exilés hors de leur champ de préoccupation. C’est comme s’il n’y en avait plus. Comme si on s’était calqué sur les politiques, comme si on acceptait que leur sort soit quelque chose qui se gère au mieux aux confins de l’Europe, pour ceux qui y parviennent, ou dans les pays aux abords de son territoire. Peu importe que les personnes en quête d’asile ou de jours meilleurs (celles qu’on désigne migrantes parce qu’elles ne peuvent pas prouver qu’elles sont persécutées ou risquent leur vie en raison d’un conflit) y soient au mieux parquées dans des camps.
On demande çà et là, très mollement, de plus en plus mollement, d’accueillir les réfugiés, enfin, quelques réfugiés.
D’ailleurs, désormais il y a conflit et conflit, conflit reconnu comme tel et qui justifie une forme de protection, souvent précaire, et conflit ou crise qui selon nos autorités ne représente pas vraiment de risque. Peu importe que les exilés soient aux prises avec des garde-côtes, bandes criminelles, groupes armés, passeurs-trafiquants qui les monnaient contre des rançons, peu importe qu’ils soient emprisonnés, torturés et violés dans le chaos libyen. On demande çà et là, très mollement, de plus en plus mollement, d’accueillir les réfugiés, enfin, quelques réfugiés. Mais tant pis, au fond, que cela ne se fasse pas. On n’y peut rien. La faute à Berne, Berlin, Paris et Bruxelles. Le régime Dublin est bien commode, et puis l’Europe n’a pas à payer le prix de conflits dont elle n’est pas la cause… Plus de grands réseaux de solidarité pour accueillir les exilés, comme on le fit avec les Hongrois, les Chiliens, les Érythréens, les Éthiopiens, les Syriens. On milite pour le climat, la protection des données, le droit des femmes et des communautés queer, le végétarisme, le véganisme, l’antiracisme et le boycott de la Coupe du monde de football au Qatar. Peu importe que le monde soit à feu et à sang, peu importe que les réfugiés n’arrivent plus chez nous ou que les inégalités labourent nos sociétés.
À l’entrée de l’hôtel, Joëlle reconnaît Olga, qui était à la tête de la campagne pour le mariage pour toutes et tous. D’ailleurs, selon les militants à la pointe du mouvement pour la cause LGBTQIA+, pour refléter toutes les minorités de genre (personnes non-binaires, agenres, genderqueer et qui préfèrent ne pas être genrées) il faudrait écrire mariage pour touxtes. Joëlle utilise depuis longtemps les points médians dans ses publications, mais rechigne encore à passer au x et aux autres formes contractées du langage non-binaire. Elle s’est dit que ce serait bien de les utiliser après avoir lu Fille, femme, autre de Bernardine Evaristo. Le roman se déploie sur une géographie sociale ultra-contemporaine : le Londres des minorités sexuelles et ethniques qui, plutôt que de subir la domination des classes sociales établies, s’y confrontent et les aèrent de manière jubilatoire. Un roman sans ponctuation où s’invite la poésie, pour mettre en lumière les étapes de vie où l’on bascule soudain vers du mieux. Un livre qui donne envie d’aller vers ce mieux, tout en persuadant le lecteur que c’est possible, qu’il suffit pour cela d’agir, et parfois même seulement de vivre. L’auteure anglo-nigériane y utilise le iel et le point médian pour parler de Morgan, un personnage qui se définit de genre neutre. Et contrairement à ce que prétendent depuis des années une kyrielle d’auteurs généralement de genre masculin, ou alors quelques femmes auteures qui, on ne comprend pas très bien pourquoi, s’associent aux hommes pour défendre l’immuabilité de la langue, le langage inclusif n’attente en rien à l’écriture. Dans Fille, femme, autre, sans enlaidir le texte, iel et points médians colorient au contraire la langue de tons nouveaux au diapason des plus récentes mutations sociales.
Joëlle songe aux discussions qu’elle a eues avec Elsa :
– Est-ce que tu serais d’accord qu’on passe au langage inclusif ?
– On le pratique depuis dix ans, en tous cas dans certaines de nos publications.
– Oui, c’est vrai, mais est-ce que ce serait possible d’introduire le x et des formules contractées comme iel ou rédacteurice pour refléter la non-binarité ?
– Oui, tout à fait. J’aime bien le pronom iel, il vient d’entrer dans le Larousse ! On pourrait introduire ce x et les formules contractées par petites touches, sans forcément en cribler l’ensemble des textes. Joëlle omet de préciser qu’elle imaginerait alterner usage du x et des formes contractées, de mots qui ne s’accordent pas en genre ou de formes passives.
– Si on ne le faisait que par petites touches, on ferait du pinkwashing.
– Ah… Il faudra tout de même réfléchir à la manière la plus élégante de formuler les choses… vous avez prévu une formation pour les employés ?
– Oui, en janvier.
– Vous y inclurez la non-binarité ?
– Ce n’était pas prévu mais on pourra le faire, oui.
– Ce serait bien, ce n’est vraiment pas évident d’assimiler l’utilisation du x et de toutes les formules spécifiques à ce langage. Il faudra penser à donner des trucs et astuces qui permettent de ne pas trop alourdir la langue.
Joëlle renonce à parler du livre de Bernardine Evaristo à Elsa. Après avoir eu des relations avec des femmes pendant plusieurs années, l’auteure s’est mise en couple avec un homme. Une sorte de repentie, qui ne serait donc pas une référence dans la manière de visibiliser les minorités sexuelles. Elle n’évoque pas non plus le slam de Narcisse, qui parle du pronom iel sur fond d’inégalités croissantes liées à la pandémie de COVID-19. Le slameur n’y fait usage que du iel, mais pas d’autres formes contractées, ni du x. Pinkwashing, pourrait-on dire à propos de son slam, pense Joëlle en secouant la tête, dommage. Assise sur une banquette en bois, le seul ameublement du hall d’entrée, Olga accueille chaleureusement Joëlle.
– Bienvenue ! Lionnel arrive en coup de vent dans le hall et lui donne les clefs de sa chambre.
– Je termine un atelier, on se voit après ?
– Bien sûr, je vais m’installer.
– Je t’ai mise dans la chambre 312. Il y a un linge déposé sur le chariot à l’entrée, si tu en as besoin.
L’hôtel est une ancienne bâtisse, fin du XIXe siècle, début du XXe, composée de plusieurs chambres-dortoirs. Il n’a pas été entretenu depuis belle lurette, moquette d’époque, mobilier des années 1980, spartiate : lits à étages, douches et sanitaires collectifs aux étages. Pas de réception. Un cuisinier suisse-allemand mi-babacool mi-rasta, qui a atterri là on ne sait pas trop comment, tient la cantine avec sa femme. Un enfant de trois ou quatre ans leur trotte entre les jambes.
Dans le réfectoire, qui fait aussi office de bar et de grande salle de réunion, Joëlle fait la connaissance d’un groupe de participants qui jouent aux fléchettes tout en buvant des bières. Quand elle se dirige vers la machine à café pour préparer un thé, un grand jeune homme la salue en lui adressant un sourire. Physique longiligne, pull bleu turquoise sur chemise foncée, cheveux châtain clair ramenés dans une queue-de-cheval, lunettes carrées.
– Bonjour, fait-elle en lui retournant son sourire.
– Je m’appelle Elie, c’est le prénom que j’ai adopté quand j’ai fait mon coming out comme personne non-binaire. J’ai travaillé pour la campagne Le mariage pour toutes et tous.
– Ah, et tu t’appelais comment avant ?
– Je préfère ne pas le dire, fait-il sans aucun ton de reproche ou de jugement pour la question de Joëlle, car sinon c’est inévitablement l’ancien prénom qu’on utilise.
– Oh je comprends, désolée, ma question était déplacée ! Ils poursuivent leur discussion. Joëlle apprend qu’Elie vit en partie en Valais, où il a grandi, et à Lausanne. Elle le questionne sur la manière dont a fonctionné la campagne Le mariage pour toutes et tous. Elie était chargé de la coordination des comités de bénévoles.
– Ça a dû faire bizarre d’arrêter la mobilisation après la votation, et quelle victoire !
– Oui, je crois que je n’ai pas encore réalisé…
– Que vas-tu faire maintenant ?
– Je vais reprendre mes études, je dois encore rédiger mon mémoire de master. J’aimerais traiter la thématique du milieu associatif gay.
– Je ne suis pas une spécialiste du sujet, mais j’ai lu quelques auteurs, qui nous font entrer dans cette sociabilité particulière.
– Oui, il existe quelques études sur ce thème qui portent surtout sur les grandes villes. J’aimerais observer comment les choses ont évolué dans des milieux traditionnellement plus homophobes, dans les campagnes. Je suis militant de Alpagai (association valaisanne LGBTQIA+)…
– Ahh… Une fois, à Zurich, mon copain de l’époque m’a désigné un parc où les personnes homosexuelles se rencontrent pour rechercher des partenaires. Je me suis demandé pourquoi ça n’existait pas pour les hétéros, ce genre d’endroits.
– Oui, la sexualité des homos est beaucoup plus prolifique, remarque Elie, en souriant derrière ses lunettes. Quand un hétéro dit avoir eu beaucoup de relations, si tu grattes un peu, tu t’aperçois qu’il s’agit de vingt ou trente personnes. Chez les gays c’est facilement par centaines que ça se compte.
Joëlle ne commente pas la statistique amoureuse, elle se contente de sourire (large sourire lorsqu’elle essaye de comptabiliser mentalement ses amours et ses passades) et d’observer :
– En tous cas vous nous aidez à ébranler l’ordre social lié au couple hétérosexuel, et à explorer de nouvelles formes de relations amoureuses. Parfois je me suis sentie isolée et jugée, comme femme qui élève seule ses enfants. Grâce aux mouvements pour les droits des personnes LGBTQIA+, on se rend compte qu’il y a plein de manières d’aborder les liens amoureux au cours d’une vie. Nouveau sourire d’Elie. Très joli sourire, observe Joëlle.
Mais, même dans leurs milieux militants, des hommes continuent de s’arroger les dossiers importants, d’écarter de postes clefs ou de certaines responsabilités celles qui deviennent mères ou le sont déjà, suggérant que cela ferait trop pour elles.
Joëlle et Elie s’asseyent autour d’une des longues tables du réfectoire. Bière pour lui, deuxième thé pour elle. Ils causent homophobie, toujours palpable malgré l’avancée historique que représente l’accès au mariage pour les personnes de même sexe. Ils évoquent le sexisme, la manière plus subtile dont il se déploie. On ne met plus aussi facilement les mains aux fesses des femmes. Mais, même dans leurs milieux militants, des hommes continuent de s’arroger les dossiers importants, d’écarter de postes clefs ou de certaines responsabilités celles qui deviennent mères ou le sont déjà, suggérant que cela ferait trop pour elles. Même dans leurs milieux, certains hommes oublient d’inviter les femmes aux séances importantes, ou s’arrogent une partie du travail que celles-ci ont abattu au sein de leur équipe. Une fois dans sa chambre, Joëlle se réchauffe quelques minutes contre le radiateur bouillant puis se glisse dans son lit pour réviser son cours. Quelqu’un frappe à la porte. Elle ouvre : Elie. Il (enfin, iel, se dit Joëlle) a enfilé un training noir pour la nuit et porte des claquettes par-dessus ses chaussettes, comme son fils, observe-t-elle amusée.
– On est voisins.
– Je ne suis pas très jolie en lunettes, s’excuse Joëlle.
– Tu es très bien. Si tu veux on boit encore un thé ensemble ? faitiel en lui montrant son thermos.
– J’ai déjà bu assez de thé. Cela dit, on peut volontiers poursuivre la conversation, mais je reste au chaud dans mon lit…
– Ok ! Est-ce que je peux prendre un bout de ta couverture ? demande Elie avec son sourire de derrière les lunettes.
Joëlle lève un coin du duvet tout en goûtant au naturel avec lequel le garçon (pour Joëlle, iel a l’aspect d’un garçon) s’installe à côté d’elle. Quand elle sent la fatigue l’envahir, elle s’allonge et passe ses jambes sur celles d’Elie. Iels continuent leur bavardage dans cette position jusqu’à ce que Joëlle ferme les yeux. Quand elle se réveille au milieu de la nuit, Elie est allongé à côté d’elle. Iel dort en lui tournant le dos. Elle sourit, se rapproche du garçon et passe les bras autour de lui. Le matin, elle l’enjambe en silence pour prendre une douche, boire deux ou trois cafés et se préparer pour l’atelier qu’elle animera. Elie arrive dans la salle de réunion lorsqu’elle commence à donner son cours. Iel s’installe bien en face d’elle, un café à la main, le sourire aux lèvres.
Après la formation, Joëlle prend le temps de dîner avec tout le monde dans le réfectoire. Elle s’assied en face de Lionnel et d’Olga ; Elie les rejoint. Spaghettis sauce végétarienne aux carottes et gruyère. Épouvantable, s’amuse Joëlle, mais ça n’a aucune importance… Elle ressort de l’hôtel emplie de l’énergie que lui a procurée la rencontre avec les militants. Un soleil éclatant ravive les couleurs automnales, rouges, jaunes et ocre dont se sont parés les feuillus et les mélèzes alentour ; au loin, les premières cimes enneigées. Elle savoure le paysage et les couleurs tout en repensant à Elie.
À partir de maintenant, elle s’efforcera de mettre des x et des iels et une tonne d’autres formes contractées partout dans ses textes, se dit-elle en riant toute seule.