Luon Sovath a fui le Cambodge pour la Suisse, où il attend la décision à la suite de sa demande d'asile © JMB
Luon Sovath a fui le Cambodge pour la Suisse, où il attend la décision à la suite de sa demande d'asile © JMB

MAGAZINE AMNESTY Cambodge Influenceur spirituel en exil

Par Jean-Marie Banderet. Article paru dans le magazine AMNESTY n°108, mars 2022.
Le moine cambodgien Luon Sovath, lauréat du prix Martin Ennals des défenseur·euse·s des droits humains en 2012, a dû fuir son pays pour éviter la prison. Figure de proue du mouvement contestataire qui agite le clergé khmer, il poursuit son combat depuis la Suisse où il a déposé une demande d’asile. Portrait.

Le long banc à l’entrée et les casiers à chaussures font penser à une colonie de vacances. On y troque ses chaussures mouillées par la neige de décembre contre une paire de sandales, et il y a l’embarras du choix. Une volée de marches plus haut, la grande salle vous transporte très loin du Jura bernois : des portraits colorés de Bouddha entourent un petit autel, surmonté de deux statues dorées. Dans le coin opposé de la salle, deux bonzes à la longue toge safran sont attablés.

« Pour les opposants, il faut choisir entre la prison, l’exil ou la mort. J’ai choisi l’exil. »Luon Sovath

Ils sont les seuls occupants actuels du monastère, avec un intendant. «Pour les opposants, il faut choisir entre la prison, l’exil ou la mort. J’ai choisi l’exil.» Critique du régime, le Vénérable Luon Sovath, 42 ans, a dû fuir son Cambodge natal. Car au pays khmer, les voix contestataires sont rapidement étouffées. Défenseur·e·x·s des droits civiques, de l’égalité, de l’environnement… plusieurs personnes ont payé de leur vie leur engagement pour des causes qui vont à l’encontre des intérêts des puissants. En témoigne le tristement célèbre cas de Chut Wutty. Cet activiste écologiste de l’ONG Global Witness avait été assassiné en 2012 pour avoir fait la lumière sur le pillage de forêts par des braconniers soutenus par des militaires. En toute impunité.

Grâce à ses contacts avec la fondation Martin Ennals, Luon Sovath a pu rejoindre la Suisse en automne dernier, via l’ambassade helvétique en Thaïlande, et déposer une demande d’asile. Des organisations d’aide aux migrant·e·x·s ont aidé l’ecclésiastique à poser ses valises dans le monastère bouddhiste de Péry-La Heutte, sur les hauts de Bienne. Quelques mois après son arrivée, il a été rejoint par son élève qui a suivi le même chemin. Menacé au Cambodge pour ses prises de position contre le parti au pouvoir, ce dernier a lui aussi fui en Thaïlande pour éviter la prison. Sauf qu’une fois sur place, il a continué à poster des messages critiques sur les réseaux sociaux. Alerté sur le danger qu’il courait, il a pu échapper de justesse aux policiers thaïlandais venus l’arrêter pour l’extrader et a rejoint la Suisse. Les pays limitrophes – et également une bonne partie de l’Asie – n’offrent pas de protection suffisante contre les griffes du gouvernement autoritaire de Phnom Penh.

l’écrasante majorité des moines bouddhistes bravent les interdictions d’activisme politique en alimentant les réseaux sociaux de preuves de violences policières au Cambodge.

Quitter le Cambodge n’a pas été un choix facile. S’il montre du doigt les agissements des autorités, Luon Sovath n’en est pas moins attaché à ses racines et aspire à retourner un jour au pays. Même si sa voiture, ses meubles et toutes ses possessions ont été confisqués et que son engagement expose sa famille à des représailles. Un argument qu’il balaie avec candeur : «je ne fais de mal à personne, je n’enfreins aucune loi. Je vis en accord avec les préceptes du bouddhisme en défendant les droits des personnes qui m’entourent. Il n’y a pas de raison pour que mes proches paient pour cela.» Il se sent plus utile ici, à former la relève des jeunes moines cambodgiens qui le suivent sur les réseaux sociaux, qu’à croupir dans une cellule à Phnom Penh.

Car le «moine multimédia», comme il est parfois surnommé, est une figure de la contestation qui agite les rangs du clergé cambodgien. Aujourd’hui, l’écrasante majorité des moines bouddhistes – 90 % d’entre eux selon lui – bravent les interdictions d’activisme politique en alimentant les réseaux sociaux de preuves de violences policières et de nombreuses autres violations des droits fondamentaux au Cambodge. Un combat que lui aussi entend poursuivre, même depuis la Suisse.

Vidéaste militant

Depuis qu’il a été hissé au pouvoir par les forces vietnamiennes après leur intervention contre le régime des Khmers rouges, le premier ministre Hun Sen se comporte en «gangster». Aux rênes du pays depuis presque quatre décennies, l’homme d’État a instauré peu à peu un régime corrompu et dictatorial, axé sur la répression et la violence. Une stratégie qui lui a permis de concentrer les pouvoirs dans les mains d’un petit groupe de dirigeants de son parti et de riches hommes d’affaires, qui participent au pillage des ressources nationales.

« Dès qu’un parti a obtenu ce qu’il cherchait, les voix dissonantes sont muselées »Luon Sovath

Luon Sovath est confronté à cet amer constat lorsqu’en mars 2009, il reçoit un appel téléphonique paniqué de son village natal. Sur place, il trouve une centaine de policiers en armes occupés à déloger brutalement les villageois·e·x·s de leurs champs de riz, que le gouvernement venait d’attribuer à un entrepreneur du pays. Sans titres de propriété sur leurs terres, aucun moyen de faire recours légalement. La police n’hésite pas à tirer, blessant grièvement quatre personnes qui tentaient de résister. Une quarantaine d’autres sont arrêtées. Derrière ses lunettes à double foyer, les yeux jusqu’alors impassibles du bonze s’assombrissent : «Le village de mon enfance est méconnaissable.» Aujourd’hui, les cent septante-cinq familles du village ont perdu toutes leurs terres et la plupart ont quitté les lieux, faute de sources de revenus. Cette scène, Luon Sovath l’a entièrement filmée. Il a aussi recueilli les images tournées par les villageois·e·x·s, qui ont donné lieu à un documentaire. À l’époque, les réseaux sociaux en sont à leurs balbutiements, c’est donc via YouTube et des distributions en mains propres de DVD qu’il diffuse son message.

Depuis, il est devenu la voix de celleux qui luttent contre l’accaparement des terres. Les outils ont changé, son combat reste le même. Les menaces et les intimidations, elles aussi, sont toujours là. «Les moines sont sollicités de toutes parts lors des élections législatives parce qu’ils sont respectés et écoutés par la population. Mais dès qu’un parti a obtenu ce qu’il cherchait, les voix dissonantes sont muselées», regrette le Vénérable. Et ce n’est pas comme si le clergé pouvait compter sur le soutien de son ministre. Le «patriarche suprême» a fait allégeance au parti du Premier ministre. Pire : après avoir été accusé de «prise de parole illégale» et de «tournage illégal», Luon Sovath s’est vu reprocher plusieurs fois par la haute autorité religieuse du Cambodge de violer les lois du bouddhisme.

Activisme proscrit

Les voix qui osaient s’élever sont devenues presque inaudibles au cours des dernières décennies. À partir de 1998, le parti de Hun Sen devient majoritaire et l’écart avec l’opposition se creuse jusqu’en 2018, lorsqu’il devient parti unique avec la dissolution du principal parti d’opposition. Sans grande surprise, la liberté d’expression est fortement entravée.

Depuis 2013, avec la montée de l’influence chinoise dans le pays khmer, une loi punit l’activisme politique, y compris en ligne, de peines de prison allant de 5 à 12 ans. Pour y échapper, nos deux bonzes ont traversé tout un continent et se retrouvent à devoir enfiler des gros manteaux pardessus leurs toges orange pour leur sortie de l’après-midi. En attendant que la Confédération statue sur le sort de sa demande d’asile, la préoccupation immédiate de Luon Sovath est de trouver de nouvelles lunettes pour remplacer les siennes, avec lesquelles il ne voit plus bien. Une gageure pour le Vénérable, dont les maigres économies suffisent à peine à couvrir la moitié de leur prix en Suisse.