J’aimerais te finir la gueule à l’acide et au couteau. » La menace adressée à Loïc Valley sur son compte Instagram choque par sa violence. À côté de son métier d’artiste des arts vivants, ce militant·e·x non-binaire, 24 ans, tient un compte pédagogique sur les enjeux liés aux transidentités et aux questions de genre depuis maintenant trois ans. « Tout a commencé par une story, dans laquelle j’ai fait mon coming out non-binaire. Ça a suscité des réactions, les gens s’intéressaient à ces questions. J’ai alors commencé petit à petit à créer des posts pour vulgariser les études que je lisais à ce sujet. » Les causes et effets de la dysphorie de genre*, des outils pour adopter un langage inclusif, des foires aux questions : son compte s’adresse à un public avisé, mais aussi aux personnes curieuses d’en apprendre davantage. Une exposition publique sur les réseaux sociaux avec, parfois, son lot de réactions agressives. « Il y a des commentaires insultants ou transphobes qui visent à nier mon identité, et il m’est déjà arrivé de recevoir des menaces de mort. Je les efface directement, sans que cela ne m’affecte trop. Mais c’est loin d’être le cas pour tout le monde. »
«Durant la pandémie, nous organisions des soirées Zoom pour éviter que des personnes ne se retrouvent seules. Des inconnus se sont ensuite infiltrés pour nous insulter.»Gary Goldman, chargé de programme pour l'ONG américaine Out in Tech
Si Loïc Valley se dit jusqu’à présent épargné·e·x d’un harcèlement « continu », probablement grâce à la portée modeste de son compte, cette pratique reste monnaie courante. La communauté LGBTQIA+ est fréquemment la cible de propos haineux, que ce soit dans l’espace public ou sur le web. Selon un rapport 2021 du Pew Research Center sur le harcèlement en ligne aux États-Unis, les personnes lesbiennes, gays et bi sont près de 70 % à en avoir déjà fait les frais, contre 40 % pour le reste. Un harcèlement qui se traduit par des menaces physiques ou du harcèlement sexuel pour plus de la moitié. Ce taux chute à 23 % lorsqu’il s’agit de personnes hétérosexuelles. En Suisse, des études à large échelle sont encore inexistantes, mais les premiers chiffres confirment cette prévalence : selon une étude réalisée en 2020 par la faîtière suisse gay Pink Cross, le web figure en troisième position des terrains les plus propices au harcèlement contre les personnes queer.
Question harcèlement, Gary Goldman, chargé de programme pour Out in Tech, une ONG new-yorkaise réunissant les personnes queer travaillant dans la tech, en sait quelque chose. « Durant la pandémie, nous organisions de temps en temps des soirées Zoom pour éviter que des personnes ne se retrouvent seules. Une personne malveillante en a profité pour partager le lien publiquement sur les réseaux sociaux. Des inconnus se sont ensuite infiltrés pour nous insulter. » Lorsqu’il a signalé ce compte à Twitter, la plateforme a refusé de le bloquer, estimant qu’il ne violait pas le règlement. « Ces grandes plateformes de communication doivent être responsables d’offrir un environnement sain à leurs utilisateurs », martèle le jeune homme.
Un paradoxe
Un objectif encore loin d’être atteint. Car selon le premier « Social Media Safety Index » créé en 2021 par la Gay & Lesbian Alliance Against Defamation (GLAAD), les cinq principaux réseaux sociaux mondiaux – Facebook, YouTube, Twitter, Instagram, TikTok – sont considérés comme « non sûrs » pour les personnes queer. En plus des discours de haine véhiculés en ligne, les défaillances des signalements et les lacunes dans la protection des données sont pointées du doigt. Et les conséquences sont parfois désastreuses.
Facebook, YouTube, Twitter, Instagram, TikTok – sont considérés comme « non sûrs » pour les personnes queer
En témoignent les violences qui se sont produites sur Grindr, l’un des sites de rencontres LGBTQIA+ les plus populaires au monde. Les autorités égyptiennes y avaient créé des faux comptes pour traquer les hommes gays. Le but était de réunir des preuves visuelles et écrites pour les condamner pour « incitation à la débauche », au titre de la loi sur la cybersécurité. Le site a par la suite amélioré sa sécurité, en bloquant la géolocalisation à moins de 2 km pour empêcher les arrestations. Au Maroc, un phénomène similaire s’est produit. L’année passée, plusieurs jeunes ont subi un outing massif, après qu’une influenceuse populaire a appelé ses followers à les piéger sur différents sites de rencontres. Elle a par la suite partagé des photos de leur profil dans des groupes WhatsApp et Facebook. Certain·e·x·s se sont fait rejeter par leur famille ou ont perdu leur travail, d’autres ont fini par se suicider.
Si les risques sont indéniables, Gary Goldman nuance. Assimiler les réseaux sociaux uniquement à des « aspects négatifs » serait une vision « très occidentale ». « Le web constitue parfois la seule ressource pour des personnes vulnérables, qui se font rejeter pour leur identité sexuelle ou de genre. » Si la dépénalisation de l’homosexualité gagne du terrain, elle reste condamnée dans 69 États du monde. Coucher avec des personnes de même sexe peut mener à la peine de mort en Iran, au Nigeria ou en Arabie Saoudite, être passible de perpétuité dans plusieurs îles des Caraïbes, ou de 14 ans de prison au Kenya. À noter qu’une légalisation n’empêche pas les agressions ou la répression, à l’image de la Russie et de ses tristement célèbres centres de conversion en Tchétchénie.
Plus d’inclusivité
Pas étonnant que, dans de tels contextes hostiles, les réseaux sociaux constituent un refuge pour la communauté LGBTQIA+. « Ils permettent à des personnes de se connecter avec leur milieu, dans des lieux où il est difficile de trouver des espaces queerfriendly. L’anonymat qu’offrent les écrans permet aussi de se préserver, car l’apparence n’est pas importante », avance Gary Goldman.
« Ce n’est pas toujours évident Mon compte m’a permis d’expliquer qui j’étais et de me constituer un réseau queer. Je peux compter sur le soutien de personnes que je n’ai jamais vues. »Loïc Valley, militant-e-x queer
Bien que critique, Loïc Valley considère de son côté que le web reste un outil informatif et pédagogique « incroyable », avec une grande force d’empowerment. Comme ce fut le cas lors de sa transition. « Ce n’est pas toujours évident pour les personnes non-binaires, à l’apparence dite masculine, d’être incluses dans le milieu LGBTQIA+. Durant certains événements, je sentais qu’on doutait de la légitimité de ma présence, car on me voyait comme un homme cisgenre. Mon compte m’a permis d’expliquer qui j’étais et de me constituer un réseau queer. Je peux compter sur le soutien de personnes que je n’ai jamais vues. »
* C’est l’angoisse, l’irritabilité ou la détresse créée par une différence ressentie entre le genre assigné à la naissance et celui auquel on s’identifie.
Sauver la diversité
Si, face aux critiques, les géants de la tech ont progressivement amélioré leur politique, le chantier promet d’être long. Afin de renforcer l’inclusivité, GLAAD dresse une série de recommandations : employer des spécialistes dédié·e·x·s aux questions LGBTQIA+, changer les algorithmes de recommandation pour empêcher l’avalanche de contenus extrémistes,
cesser de mettre sur liste noire (démonétiser) les contenus LGBTQIA+ dans la pub, offrir un contrôle transparent sur les choix d’utilisation des données ; la liste est encore longue.
Loïc Valley voit la modération en ligne comme une priorité. « Il y a énormément de commentaires transphobes violents que l’on retrouve sous des articles ou reportages de médias en ligne. Il faudrait que chaque plateforme prenne ses responsabilités en matière de modération. C’est très important pour éviter la discrimination et la propagation de fausses informations. » Gary Goldman préconise l’utilisation de gestes simples, comme surfer sur des sites cryptés ou utiliser un VPN (réseau privé virtuel : service permettant un mode de transmission des données sécurisé, anonyme et crypté). Mais la clé est l’amélioration de la diversité dans le milieu de la tech : « Les préoccupations des personnes queer face à la technologie sont différentes. Avoir des équipes plus inclusives permettrait de créer des outils numériques adaptés à leurs besoins. »