L’hiver dernier, lorsque la cinquième vague de Covid s’est abattue sur la Suisse, cela n’a pas manqué : celleux qui le pouvaient étaient une fois de plus censé·e·x·s travailler depuis leur domicile. Alors qu’au début de la pandémie les employé·e·x·s se débrouillaient avec leur minuscule portable sur un coin de canapé, désormais de nombreuses entreprises n’hésitent pas à puiser dans le porte-monnaie pour faciliter le télétravail, finançant qui des écrans grand format, qui des bureaux assis debout…
Mais cette générosité a un prix : la sphère privée des salarié·e·x·s. Comme le montre une étude de TOP10VPN, une société britannique active dans la sécurité d’internet, les ventes mondiales de logiciels de surveillance du personnel, ou People Analytics Tools, ont bondi de 65 % depuis le début de la crise sanitaire (chiffre de septembre 2021). Les outils les plus populaires sont Hubstaff, Time Doctor et FlexiSPY. Ces trois entreprises couvrent 60 % du marché international, qui selon les prévisions de l’institut d’études de marché Industry Arc devrait générer 4,5 milliards de dollars d’ici 2026. Ces technologies confèrent un large pouvoir aux supérieur·e·x·s hiérarchiques : elles enregistrent chaque clic, écoutent chaque conversation, scannent chaque e-mail, pour analyser leur contenu, leur tonalité, l’attitude qu’ils sous-tendent.
Après plusieurs phases d’inactivité, par exemple si le clavier et la souris n’ont pas été touchés pendant 15 secondes d’affilée, le logiciel avise les supérieur·e·x·s.Le fonctionnement du logiciel Time Doctor
Time Doctor assure pouvoir identifier les temps morts et effectue à intervalles de quelques minutes une capture d’écran et une photo par webcam pour vérifier que les employé·e·x·s sont à leur poste de travail. Si le logiciel ne détecte aucune activité de leur part, il les somme de se remettre à la tâche. Après plusieurs phases d’inactivité, par exemple si le clavier et la souris n’ont pas été touchés pendant 15 secondes d’affilée, le logiciel avise les supérieur·e·x·s. Beaucoup de salarié·e·x·s subissent déjà cette surveillance excessive au quotidien. Les systèmes automatisés optimisent les itinéraires, raccourcissent les pauses-café, punissent l’inefficience supposée. Pour les employé·e·x·s, cela signifie surtout un travail plus intense, plus stressant, plus dangereux.
Contrôlé·e·x·s par des robots
L’exemple du géant de l’e-commerce Amazon montre quelle ampleur peut prendre la surveillance des salarié·e·x·s aux États-Unis. Les véhicules de la compagnie sont équipés d’un kit comprenant quatre caméras : que les conducteurices soient distrait·e·x·s ou roulent trop vite, elles enregistrent jusqu’au moindre bâillement. Ces caméras robotisées sont programmées pour réagir immédiatement aux comportements fautifs : « Ralentissez ! » ou « Respectez la distance de sécurité » vocifère une voix de synthèse. Ce système soumet le personnel à une évaluation constante, régulièrement consultée par le management. Être mal noté·e·x par l’algorithme, c’est risquer le licenciement. Dans l’idéal, un être humain devrait visionner les vidéos pour pouvoir disculper les chauffeur·se·x·s, mais c’est rarement le cas.
« Ralentissez ! » ou « Respectez la distance de sécurité » vocifère une voix de synthèse. Être mal noté·e·x par l’algorithme, c’est risquer le licenciement. Aux États-Unis, les véhicules de la compagnie Amazon sont équipés de plusieurs caméras pour analyser le comportement du chauffeur-se-x
Face aux journalistes du Washington Post, Amazon justifie l’utilisation des technologies par des arguments de sécurité et d’efficacité. Pourtant, en raison du stress induit, beaucoup d’employé·e·x·s se plaignent de maux de dos, de tachycardie et de symptômes de burn-out. Des centaines de milliers d’employé·e·x·s se mettent à refuser la culture de la surveillance. Dans le Minnesota, le personnel a été jusqu’à faire grève. Les équipes étaient forcées de rouler à des vitesses dangereuses, sans même avoir le droit à une pause pour aller aux toilettes. Pour satisfaire la machine, il faut devenir soi même une machine, scandaient les protestataires. Leur slogan : « Nous ne sommes pas des robots ».
Pour Roger Rudolph, professeur de droit du travail et de droit privé à l’Université de Zurich, une surveillance aussi extrême serait exclue dans notre pays : « la Loi sur le travail interdit la surveillance systématique des comportements sur le lieu de travail », explique-t-il. Les mesures de surveillance doivent obligatoirement avoir un lien direct avec le rapport de travail, être proportionnées et indispensables au but visé. « Plus la surveillance est étroite, plus il faut faire preuve d’un regard critique », poursuit Rudolph. À la différence des États-Unis, la justice suisse est sensibilisée aux droits des salarié·e·x·s. « La protection de la sphère privée est souvent prépondérante. »
Abus rares en Suisse
Il n’empêche : la surveillance au travail a nettement augmenté dans notre pays depuis le début de la pandémie. Ce constat émane du préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT). Silvia Böhlen, chargée de communication du PFPDT, nous répond par écrit : « Nous ne pouvons rien dire du type de technologies utilisées, car il n’y a pas de recensement systématique des cas et pas d’obligation de signaler de tels dispositifs. »
Pour en savoir plus, l’Institut de recherche sur le monde du travail de l’Université de Saint-Gall a enquêté auprès de 213 responsables du personnel en 2021. La majorité des entreprises n’ont pas attendu la pandémie pour investir dans des outils comme Microsoft Teams ou Time Doctor. 63 % des personnes interrogées ont indiqué utiliser des technologies pour fidéliser les collaborateurices et faire évoluer la compagnie, mais aussi pour gérer les performances et le recrutement. Selon l’étude, les abus sont plutôt rares. 17 % des entreprises seulement ont recours à des technologies qui permettent un enregistrement informatisé du temps de travail et 7,5 % font intervenir les algorithmes durant la procédure d’embauche. Les logiciels de type Teramind, qui traquent les écarts de conduite des collaborateurices, des cadres ou du management, ne sont présents que dans 5 % des entreprises.
Plusieurs sociétés actives dans le commerce de détail ont déclaré analyser le nombre d’e-mails entrants et sortants du service client, enregistrer les entretiens de conseil et de vente par téléphone et équiper leur parc de véhicules avec des traceurs GPS.Une enquête sur plus de 50 entreprises suisses, par Amnesty International
Cela n’en est pas moins problématique, car ces outils sont connus pour renforcer les discriminations. Un sondage d’Amnesty International auprès de 50 entreprises suisses a livré des conclusions analogues. Près de 80 % des entreprises ont installé des caméras qui surveillent les entrées, les places de parc, les garages souterrains et les machines et installations dangereuses. Les raisons citées sont la sécurité, la prévention des vols et la protection contre les accès non autorisés. Deux tiers des entreprises indiquent faire usage des People Analytics Tools pour la saisie du temps de travail, les alertes automatisées en cas de virus et le contrôle à distance, ainsi que des logiciels de collaboration tels que Microsoft Teams.
Plusieurs sociétés actives dans le commerce de détail ont déclaré analyser le nombre d’e-mails entrants et sortants du service client, enregistrer les entretiens de conseil et de vente par téléphone et équiper leur parc de véhicules avec des traceurs GPS. De nombreuses entreprises ne fournissent pas d’informations précises pour des raisons liées à la protection des données. Toutes les entreprises assurent que les collaborateurices sont informé·e·x·s des technologies utilisées via le règlement informatique, le contrat de travail ou les ressources humaines. Une seule parmi elles indique requérir le consentement de son personnel, une démarche qui n’est juridiquement pas obligatoire. Un assureur précise que les zones surveillées sont signalées par un autocollant. Il est rare cependant que les employé·e·x·s aient leur mot à dire, dans le meilleur des cas la signature du contrat de travail vaut approbation.
À la question de la conservation des données, les entreprises soulignent toutes qu’elles se conforment aux prescriptions légales. Au moins deux d’entre elles stockent les données jusqu’à trois ans, un très long délai, qui laisse soupçonner qu’elles le font en prévision d’un usage ultérieur.
Les entreprises ont peu à craindre
Les affaires jugées en Suisse ont surtout trait à la surveillance informatique ou vidéo, et parfois à la surveillance par des détectives privés. Selon le professeur Roger Rudolph, il s’agit de quelques douzaines de procédures par an. Difficile d’obtenir des chiffres concrets, car très peu de situations donnent lieu à une action en justice. Sans compter que les employé·e·x·s n’ont pas toujours conscience d’être surveillé·e·x·s. Iels ne sont de toute façon pas légion à dénoncer leur hiérarchie, par crainte de perdre leur emploi.
En cas d’infraction, les entreprises n’encourent que des sanctions mineures. Elles doivent tout au plus verser des indemnités jusqu’à six mois de salaire ou, très rarement, des dommages-intérêts de quelques milliers de francs. La plupart du temps, seuls les cas où la personne a été licenciée sont portés devant les tribunaux.
« Une surveillance constante est une source de stress et met la personne sous pression ; elle fait peser un climat de suspicion qui ne favorise pas une ambiance sereine au travail »Philipp Zimmermann, porte-parole du syndicat Unia
Un commandant de la protection civile tessinois a fait l’objet à son insu d’une surveillance systématique pendant trois mois. L’employeur a pu attester que l’employé avait contrevenu massivement à ses obligations en visionnant régulièrement des sites pornographiques durant son temps de travail. Mais, selon le Tribunal fédéral, l’administration de la preuve se fondait sur des données obtenues de manière illicite, au moyen d’un logiciel espion scrutant non-stop l’historique de navigation de l’employé. Le licenciement était donc abusif. Roger Rudolph fait remarquer que la durée de la surveillance du comportement a été fatale à l’employeur : « S’il l’avait limitée à quelques jours, les juges en auraient décidé autrement. »
La frontière est mince entre le contrôle du travail et la violation de la sphère privée. Selon des expert·e·x·s juridiques, mais aussi le syndicat Unia, la législation existante est suffisante en Suisse. La difficulté est de la faire appliquer, écrit Philipp Zimmermann, porte-parole d’Unia. « Il est important que les salariés ne se laissent pas faire, défendent leurs droits sur le lieu de travail, prennent contact avec le syndicat et, si nécessaire, se pourvoient en justice en cas d’abus. » On peut déposer une plainte auprès du Tribunal civil compétent, ou, en cas de contrôle illicite du comportement, auprès des bureaux cantonaux d’inspection du travail. Unia s’oppose de façon générale aux mesures de surveillance, car elles induisent un déséquilibre du rapport de force au profit de l’employeur. « Une surveillance constante est une source de stress et met la personne sous pression ; elle fait peser un climat de suspicion qui ne favorise pas une ambiance sereine au travail », écrit Zimmermann.
Le micromanagement conduit rarement à une amélioration des performances. Bien au contraire, il démotive les employé·e·x·s et accroît la méfiance envers l’employeur.
Volontaire – mais à quel point ?
La surveillance ne s’effectue pas toujours contre la volonté de la personne employée. Un cinquième du personnel du voyagiste suédois TUI a consenti à se laisser implanter une puce de la taille d’un grain de riz dans la main aux frais de l’entreprise. La puce permet d’ouvrir les portes, d’activer les imprimantes, de se servir du distributeur de snacks.
Alexander Huber, directeur de TUI à Stockholm, a raconté dans un entretien au magazine allemand Spiegel que la puce avait eu un réel impact, suscitant par exemple des discussions sur les nouvelles technologies. À en croire le directeur, la puce ne permettrait pas de localiser les personnes ni d’obtenir sur elles plus d’informations que n’en contient leur profil LinkedIn.
Selon Roger Rudolf, le caractère volontaire de la mesure n’est cependant pas un argument recevable dans le droit du travail. « En général, les employés veulent conserver leur poste, et sont prêts pour cela à quelques concessions », observe-t-il. Le consentement des salarié·e·x·s ne suffit pas à justifier des mesures de surveillance excessives. On ne peut pas balayer le principe de proportionnalité et le lien nécessaire avec l’emploi exercé, au motif que les employé·e·x·s n’y sont pas opposé·e·x·s. « Il faut parfois les protéger d’eux-mêmes. »