AMNESTY : Pourquoi s’intéresser à ce conflit à travers l’ex-numéro deux des FARC ?
Juan : En tant que Colombien, ce conflit fait partie de moi. J’ai réalisé plusieurs documentaires pour le décrypter, mais j’ai remarqué qu’il existait peu de fictions qui se concentraient sur la figure du guérillero. Je me suis intéressé à Raúl Reyes car il est complexe : il n’incarne pas la figure romantique du combattant, telle qu’elle est parfois fantasmée en Occident. Il est aussi une figure emblématique car sa mort a marqué un tournant dans le conflit, vers le processus de paix. Se focaliser sur lui nous permet de parler d’autre chose que seulement de la guerre.
Zoltán : On souhaitait aussi montrer sa vulnérabilité. Cet homme est surmené, happé par les tâches du quotidien. Ça peut sembler invraisemblable qu’un si haut commandant doive acheter du shampoing ou des serviettes hygiéniques pour ses camarades. Il est devenu une sorte d’administrateur.
Pourquoi choisir l’animation pour raconter des faits historiques ?
Juan : Jungle rouge n’est pas un film historique, bien qu’il s’appuie sur des faits réels. Pour rester au plus proche de la vérité, nous nous sommes basés sur des milliers de mails échangés entre Raúl et les FARC, mais aussi sur des témoignages de proches, comme son ex-femme, son ancien bras droit et même des opposants. La visite du petit-fils de Raúl, la trahison d’une combattante, les négociations avec l’émissaire suisse ; tout est réel. La fiction intervient surtout dans les dialogues. Nous avons choisi l’animation pour instaurer une distance avec la réalité.
Zoltán : L’animation offre aussi plus de liberté et nous fait facilement entrer dans la tête du personnage. C’est une façon de symboliser le monde parallèle dans lequel vit Raúl, entre confusion et folie. La jungle reflète son esprit : au début, elle est ordonnée et plus on avance dans le récit, plus elle devient touffue, avec l’apparition de fougères. Elle finit par devenir malsaine, illustrée par de la pollution et des couleurs sanguinaires. Cette jungle, son terrain de prédilection, c’est ce qui finit par l’étouffer.
Les protagonistes sont attachants, mais vous décrivez aussi les défaillances au sein du mouvement, comme le sexisme et la violence. Quel est le message du film ?
Zoltán : Dès qu’on parle des FARC, on s’attend à une prise de position radicale. Certains nous ont d’ailleurs reproché d’être des sympathisants du mouvement, d’autres d’être des détracteurs. Jungle rouge, c’est simplement l’histoire de la chute d’un mouvement social, d’un révolutionnaire plein d’idéaux qui sombre. Isolé dans la jungle, Raúl finit par se déconnecter de la réalité et ne voit pas arriver sa chute. Le personnage de Glória, sa compagne, incarne au contraire l’autocritique de la guérilla. Les FARC, ce n’est ni noir ni blanc.
Quel est l’impact du conflit aujourd’hui en Colombie ?
Juan : Le conflit a laissé des séquelles et la société colombienne est encore extrêmement polarisée sur cette question. Les accords de paix de 2016 ont été un immense moment de joie et d’espoir : poser les armes était une invitation à la réconciliation. La situation s’est apaisée, les hôpitaux militaires étaient quasiment vides. Mais depuis qu’Iván Duque est au pouvoir, il y a une escalade de la violence : plus de 300 ex-FARC ont été assassinés et leur intégration dans la société civile est un vrai défi. Il y a parfois un fort rejet des gens de la ville, qui sont éloignés de la réalité des zones rurales où se déroulait le conflit. Mais les élections présidentielles de juin peuvent changer la donne. Pour la première fois, un candidat de gauche est donné favori. J’ai espoir qu’une paix durable s’installe, et peut- être un jour, avec elle, le pardon.