«Je me suis baigné dans le Cahabón. Mon corps et mon esprit en avaient besoin, comme une sorte de guérison. » C’est de cette façon que Bernardo Caal Xol a célébré sa libération. Cela fait 25 jours que cet activiste guatémaltèque de 50 ans est sorti de prison. « Les conditions étaient insalubres. La cellule était surpeuplée et la chaleur étouffante. Mais la vraie torture, c’était de ne pas pouvoir sortir à l’air libre durant huit mois, à cause du COVID. Avec votre lit comme seul espace de vie », se souvient-il péniblement.
« Nous dépendons du Cahabón comme source d’eau et d’approvisionnement. À force que des entreprises pompent le fleuve et dévient son cours, l’écosystème est altéré et des villages entiers se sont retrouvés sans eau. »Bernardo Caal Xol
Fatigué, son besoin de récupérer après quatre années d’incarcération ne semble pas chambouler son rythme de vie. Quatre heures du matin ; Bernardo répond au pied levé à la demande d’interview. « Dans nos communautés on se lève même plus tôt, on y est habitués, vous savez », rigole Isabel Matzir, sa compagne depuis vingt ans, militante elle aussi. Il s’agit de la communauté maya q’eqchi’, une population autochtone du Guatemala, principalement établie dans le centre du pays. C’est pour avoir défendu ses droits que cet enseignant et papa de deux adolescentes a été condamné à sept ans de prison. Il passera finalement quatre années derrière les barreaux, libéré pour « bonne conduite ». Mais les charges retenues contre lui n’ont pas été levées.
Bernardo s’est opposé à la construction de deux centrales du projet hydroélectrique Oxec sur un affluent du Cahabón. Ce fleuve de 196 kilomètres qui traverse le territoire q’eqchi’ est sacré dans la religion maya, mais il est plus que cela. « Nous dépendons énormément du Cahabón comme source d’eau et d’approvisionnement. À force que des entreprises pompent le fleuve et dévient son cours, l’écosystème est altéré et des villages entiers se sont retrouvés sans eau. »
Militant dans l’âme
La communion avec la nature, le rôle vital de l’eau, le soin apporté à l’environnement, Bernardo baigne dans ces valeurs depuis l’enfance, lui qui a grandi dans les montagnes boisées de l’Alta Verapaz, aux pieds des champs de maïs. « Ma famille m’a inculqué l’amour et le respect de la nature. Un jour, ma maman s’est coupée en travaillant dans la plantation et s’est frottée avec une plante pour se soigner. Nous avons de vastes connaissances sur la nature et les plantes médicinales. »
À cette sensibilité, s’ajoute un penchant pour la justice sociale. Petit-fils de modestes cultivateurs de café qui « ne savaient ni lire, ni écrire », Bernardo grandit dans un environnement où les écoles, les routes et l’électricité sont rares, si ce n’est absentes. Les chiffres de l’Institut national de la statistique (INE) font frémir : l’Alta Verapaz est le département du Guatemala le plus frappé par la pauvreté. Près du 80 % de sa population vit dans la précarité, plus de la moitié est touchée par l’extrême pauvreté. Seulement 27 % de sa population a accès à l’eau potable dans son foyer. « Nous sommes totalement abandonnés par les politiques publiques. Nous faisons face à l’exclusion sociale et au racisme d’État, hérité de la colonisation », s’insurge le défenseur des droits humains.
« Une entreprise étrangère vient s’installer sur des terres qui ne lui appartiennent pas, sans consulter les personnes directement impactées par ses activités. C’est un vrai déni de notre identité »
Cette fibre sociale, il la nourrit durant ses études d’enseignant à Cobán, chef-lieu de la région. Il en profite pour faire des aller-retours jusqu’à la capitale, où il suit des formations ainsi que des ateliers sur les droits humains et les luttes collectives. C’est dans ce contexte qu’il rencontre une femme qui lui «tape dans l’œil », Isabel. « Nous, les Mayas, sommes un peuple invisibilisé. Nos droits sont déniés, celles et ceux qui protestent sont persécutés ou assassinés », déplore la militante. «La résistance de nos ancêtres face à la colonisation nous a inculqué cet esprit de lutte. C’est pour ne pas rester les bras croisés que nous nous éduquons. J’ai trouvé en Bernardo un allié.»
De retour dans la municipalité de Santa María Cahabón, Bernardo entreprend plusieurs changements : l’année de ses 25 ans, il fonde une école. Il fait aussi construire des routes bétonnées pour faciliter le transport et parvient à faire acheminer l’eau potable dans les foyers. Il devient peu à peu la voix de la communauté q’eqchi’, propulsé sur le devant de la scène « par défaut », parce qu’il parle espagnol. « Ici, beaucoup de personnes ne savent pas parler cette langue. Mais c’est essentiel pour porter nos revendications et obtenir gain de cause auprès des autorités. »
Le refus de se taire
C’est donc sans surprise que Bernardo se retrouve en première ligne des protestations de 2015 contre l’entreprise Oxec. Celle-ci avait fait abattre 15 hectares de forêt pour construire deux barrages, sans consulter les peuples autochtones concernés – comme le stipule pourtant la convention 169 de l’Organisation internationale du travail sur la protection des peuples indigènes et tribaux. « Une entreprise étrangère vient s’installer sur des terres qui ne lui appartiennent pas, sans consulter les personnes directement impactées par ses activités. C’est un vrai déni de notre identité », dénonce non sans ironie Bernardo. Il a porté plainte contre l’entreprise et obtenu gain de cause : la Cour constitutionnelle a reconnu que les communautés n’avaient pas été correctement consultées, sans pour autant suspendre le projet. Déterminées à se faire entendre, 195 municipalités ont mené leur propre consultation en 2017, au cours de laquelle 26 537 personnes ont rejeté le projet de barrage, et seules 12 ont voté pour. Pour obtenir leur appui, l’entreprise a ensuite promis à certaines communautés de leur allouer des montants annuels, mais aussi de soutenir financièrement la construction d’écoles, d’églises et d’hôpitaux. Mais avec une contrepartie : ne pas nuire au développement du projet. «L’entreprise profite de la corruption et de la pauvreté pour son business. Elle se substitue à l’État, en leur offrant des infrastructures basiques. Comment voulez-vous qu’ils refusent ? »
À force de protestations, de recours et de rencontres avec les médias, Bernardo dérange. Il n’est pas directement menacé, mais n’est pas épargné par les campagnes publiques de diffamation, ni par les intimidations : des flyers arborant sa photo sont placardés un peu partout, et une photo de sa maison a même été diffusée sur les réseaux sociaux. Il perd aussi son poste d’enseignant après 18 ans de carrière.
L’activiste est arrêté fin 2018, accusé d’avoir volé du matériel de chantier et violenté quatre employés d’un soustraitant de l’entreprise. Des accusations que Bernardo nie en bloc. « Au Guatemala, il n’y a aucune justice. J’ai été emprisonné pour un crime que je n’ai pas commis ; mais combien sont emprisonnés à tort ? Ce sont des anonymes. » L’Amérique latine est le continent où la répression contre les défenseur·e·x·s des droits humains est la plus élevée. Selon l’ONG Global Witness, sur les 227 assassinats d’activistes survenus en 2021, 165 ont visé des latino-américain·e·x·s. Dont un tiers fait partie de peuples autochtones. Rien qu’au Guatemala, l’Unité de protection des défenseurs et défenseuses des droits humains a répertorié pour la même année 1004 agressions, 15 meurtres et 22 tentatives d’assassinat.
« Au Guatemala, il n’y a aucune justice. J’ai été emprisonné pour un crime que je n’ai pas commis ; mais combien sont emprisonnés à tort ? Ce sont des anonymes. »
La prison ne fait pas fléchir Bernardo : il consacre ces quatre années d’emprisonnement à s’instruire à travers la lecture et, surtout, à rédiger des lettres pour dénoncer l’injustice qu’il subit. Ses proches les partagent ensuite sur les réseaux sociaux. C’est grâce à sa persévérance et à l’engagement de sa communauté que son cas trouve des échos hors du Guatemala : Amnesty International le reconnaît comme prisonnier d’opinion, Greenpeace dénonce un procès inéquitable. Ce qui n’empêchera toutefois pas l’implantation des deux centrales hydroélectriques, qui ont obtenu les permis de construction nécessaires.
Désormais libre, Bernardo est occupé entre sa famille, sa thérapie et ses rendez-vous médicaux pour soigner une hernie. Avant de chercher du travail, il dit vouloir prendre le temps d’écouter le chant des oiseaux, de respirer l’air frais des montagnes et de visiter les fleuves du vaste territoire q’eqchi’. Et la lutte ? Sa détention ne l’a pas fait capituler, elle n’a fait au contraire que renforcer ses convictions. Le défenseur des droits humains prévoit déjà de faire le tour de sa communauté pour raconter son histoire et celle du Cahabón. Car il n’est pas près de se taire.