La mer Morte s'assèche de plus en plus. Israël et la Jordanie doivent trouver des solutions ensemble. © mre/AI
La mer Morte s'assèche de plus en plus. Israël et la Jordanie doivent trouver des solutions ensemble. © mre/AI

MAGAZINE AMNESTY Source de conflit « Les conflits pour l’eau ne se résolvent que par la coopération »

Propos recueillis par Natalie Wenger. Article paru dans le magazine AMNESTY n°109, juin 2022.
On assiste ces dernières années à une multiplication des conflits liés à l’eau. Selon Peter Gleick, expert des questions sur l’eau et fondateur de l’ONG Pacific Institute, cela tient la demande économique croissante, à l’augmentation de la population mondiale et surtout au changement climatique. Une entente internationale est indispensable.
AMNESTY : Quelques jours seulement avant l’invasion de l’Ukraine, les forces armées russes ont fait sauter la digue construite par les autorités ukrainiennes qui privait d’eau la péninsule de Crimée depuis 2014. Quel rôle joue l’eau dans la guerre en Ukraine ?

Peter Gleick : La question de l’eau n’a pas déclenché la guerre, qui a des causes politiques, idéologiques et historiques.  Mais elle est un enjeu central dans ce conflit. On ne cesse de s’en rendre compte : lorsque la Russie a annexé la Crimée en 2014, l’Ukraine a bloqué le canal au nord de la péninsule, faisant chuter de 80 % son approvisionnement en eau. Cette année, la Russie a contre-attaqué et détruit la digue pour rétablir l’irrigation de la Crimée.

À Marioupol, les attaques aériennes ont conduit à des ruptures dans l’alimentation en eau et en électricité. L’eau est-elle devenue une arme dans la guerre moderne ?

Les guerres de l’eau ont une histoire millénaire. On distingue trois cas de figure : l’accès à l’eau ou son contrôle sont à l’origine du conflit – surtout dans les régions où cette ressource est rare –, mais celui-ci s’élargit ensuite ; l’accès à l’eau est utilisé comme arme dans des guerres menées pour d’autres motifs ; une « guerre de l’eau », dans laquelle l’accès à l’eau est le seul objectif du conflit. Les attaques contre les réseaux d’alimentation en eau en Ukraine en sont des exemples. Lorsqu’elles sont intentionnelles, ces attaques contre les systèmes de distribution des villes sont contraires au droit international. Les Conventions de Genève de 1949 et leur Protocoles additionnels de 1977 interdisent expressé- ment de porter atteinte aux infrastructures civiles, médicales et agricoles, dont l’approvisionnement en eau.

Quels sont aujourd’hui les principaux problèmes liés à l’eau ?

Le plus grave, peut-être, c’est que l’on ne se préoccupe absolument pas d’agir pour que chacun sur cette terre ait accès à une eau salubre et à des installations sanitaires. C’est inexcusable, car nous savons le faire et en aurions les moyens. Pourtant, 800 millions de personnes sur terre n’ont toujours pas accès à l’eau potable. Plus de deux milliards ne possèdent pas d’installations sanitaires adéquates. Le manque d’eau douce et d’infrastructures de distribution engendre maladies et pauvreté ; il génère des troubles sociaux et des soulèvements violents contre les gouvernements responsables de fournir ces services. Il y a aussi le problème de l’alimentation des écosystèmes nationaux, celui du changement climatique, de la qualité de l’eau...

Le plus grave, peut-être, c’est que l’on ne se préoccupe absolument pas d’agir pour que chacun sur cette terre ait accès à une eau salubre et à des installations sanitaires.

Les conflits pour l’eau vont-ils encore augmenter ?

La mauvaise nouvelle, c’est qu’ils sont de plus en plus nombreux. Sans doute en partie parce que ces situations sont mieux documentées et qu’on sait mieux interpréter les données. Mais les chiffres n’en sont pas moins le reflet d’un vrai problème. Avec la croissance démographique, le développement économique et les conséquences du changement climatique, l’eau se raréfie et cela attise les conflits. En Iran ou en Inde, les paysans et les citadins se battent pour le contrôle de l’eau en période de sécheresse. Sur le plan international, citons les conflits entre le Yémen et l’Arabie saoudite, la Syrie et l’Irak, l’Égypte et l’Éthiopie. Et maintenant, l’Ukraine et la Russie. Ces dernières années, les attaques contre les infrastructures civiles d’approvisionnement en eau se sont multipliées. L’État islamique s’est emparé des grands barrages sur le Tigre et l’Euphrate et les a utilisés comme arme contre les populations civiles, en assoiffant les villes et les villages situés au bord des fleuves ou en les inondant.

Quels facteurs aggravent les risques de conflits liés à l’eau ?

Nous voyons davantage de conflits dans les pays dont les institutions sont affaiblies, où les ressources ne sont pas gérées de manière durable, où la législation ne prévoit pas une répartition équitable de l’eau. Le changement climatique aggrave la situation. Les ressources en eau de la planète – surtout les fleuves – traversent souvent des frontières. Dix pays africains se partagent les eaux du Nil, le Colorado marque la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Tous les grands fleuves d’Europe sont exploités en commun par deux pays ou plus. Il y a moins de risque qu’un conflit éclate là où il existe des accords sur le partage des ressources en eau, où elles sont équitablement réparties entre les pays, où les institutions chargées de gérer leur utilisation sont plus solides.

De nombreux pays utilisent les cours d’eau qui traversent des frontières – en particulier les fleuves – comme moyen de pression dans les négociations internationales. Les pays en amont sont clairement en position de force.

La Convention des Nations Unies sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau transnationaux demande explicitement que les pays situés en aval bénéficient d’un accès sécurisé à l’eau. Les pays en amont doivent échanger des informations et des données avec les pays en aval. Les conventions qui fixent les droits et les obligations de tous les États riverains d’un fleuve international commun facilitent la coopération. Nous le voyons dans le cas de l’Indus, du Colorado, du Rhin.

Malheureusement, pour de nombreux fleuves, il n’existe toujours pas de convention reconnue. Lorsque les pays en amont refusent un accord, c’est la porte ouverte aux conflits. Comme la Turquie n’a jamais voulu négocier une convention formelle exhaustive sur les fleuves Tigre et Euphrate, cela crée des tensions avec la Syrie, l’Irak et l’Iran. L’Égypte et le Soudan ont conclu en 1959 une convention sur le Nil, mais les pays situés en amont ne l’ont jamais adoptée. L’Éthiopie a construit un grand barrage qui risque d’impacter le débit du fleuve en direction de l’Égypte, et c’est devenu un motif de discorde. La situation s’améliorerait grandement si les parties s’accordaient sur la répartition des ressources limitées du Nil. Les conflits pour l’eau ne se résolvent que par la coopération.

Comment faire cesser ces conflits ?

Les conflits sont souvent liés aux conditions économiques : on peut les atténuer en fournissant alimentation et ressources agricoles pour diminuer les coûts de la sécheresse. Il faut également privilégier la résolution diplomatique des désaccords. La communauté internationale doit en faire davantage pour protéger les populations civiles et les infrastructures d’approvisionnement en eau. Des lois ont certes été instaurées pour garantir cette protection, mais elles n’ont jamais été appliquées de manière adéquate par les juridictions pénales internationales. Le plus important est de veiller à ce que tous les êtres humains aient accès à une eau salubre et à des installations sanitaires. Satisfaire ces besoins fondamentaux – ce que garantit le droit à l’eau – pourrait être la solution pour ramener la paix dans de nombreux conflits liés à l’eau.