Violences sexuelles, disparitions forcées, destructions des zones civiles : en Ukraine, les violations des droits humains s’enchaînent depuis l’invasion russe. Ici la chambre d’une dame qui est décédée à la suite d’une frappe d’artillerie russe, à Slatyne, le 5 mai 2022. © Alex Chan Tsz Yuk/SOPA Images/LightRocket via Getty Images
Violences sexuelles, disparitions forcées, destructions des zones civiles : en Ukraine, les violations des droits humains s’enchaînent depuis l’invasion russe. Ici la chambre d’une dame qui est décédée à la suite d’une frappe d’artillerie russe, à Slatyne, le 5 mai 2022. © Alex Chan Tsz Yuk/SOPA Images/LightRocket via Getty Images

MAGAZINE AMNESTY Ukraine Continuum de la souffrance

Par Cornelia Wegerhof. Article paru dans le magazine AMNESTY n°110, août 2022.
En Ukraine, les rapports sur des viols commis par des militaires russes se multiplient. Entre-temps, la violence sexualisée a été reconnue comme crime de guerre – si elle peut être prouvée.

Marta Havryshko ne met pas longtemps à trouver les mots : « Je pense que le terme qui décrit le mieux la situation est “horreur”. » Cette historienne de Lviv étudie depuis des années la violence sexualisée dans les guerres et les génocides à travers le monde, en particulier pendant la Shoah, et maintenant durant la guerre en Ukraine. Les situations atroces que les témoins de l’époque ont décrites se répètent, affirme cette Ukrainienne de 37 ans, bouleversée. « Les schémas sont les mêmes. » Marta Havryshko était enseignante et chercheuse à l’Académie nationale des sciences d’Ukraine. 

Début mars, elle s’est enfuie en Suisse avec son enfant de neuf ans et travaille depuis à l’Université de Bâle. Elle a récemment rencontré des femmes réfugiées de Marioupol. Ces dernières affirment qu’elles n’ont pas fermé l’oeil de la nuit durant le siège de cette ville portuaire ukrainienne. Elles étaient bien trop paniquées à l’idée que des soldats russes profitent de l’obscurité pour kidnapper leurs filles, ou les violer elles-mêmes devant les yeux de leur famille. Les témoignages d’Ukrainiennes décrivant exactement ces atrocités se multiplient. À Boutcha et ailleurs, les corps dénudés de femmes assassinées ont prouvé que l’armée russe utilisait la violence sexualisée comme arme de guerre.

Les agresseurs restent souvent impunis

Le 11 avril dernier, Kateryna Cherepakha, la présidente de la section ukrainienne de l’organisation humanitaire La Strada, a porté la même accusation devant le conseil de sécurité de l’ONU à New York. Par conférence vidéo, elle a témoigné des appels reçus sur la hotline de La Strada : « Rien qu’aujourd’hui, il y a eu neuf cas de viols commis par des soldats russes. » Kateryna Cherepakha a donné des noms de lieu, parlé de traumatismes et du fait que ces cas ne sont que la partie visible de l’iceberg. En effet, elle a précisé que celles qui ont réussi à se mettre en sécurité ne pouvaient la plupart du temps pas parler de ce qu’elles avaient vécu.

« Elles ont d’abord besoin de soutien, de soins et de guérir », affirme l’activiste ukrainienne. Beaucoup de cas de violence basée sur le genre ne seraient jamais dévoilés au grand jour. « Le sujet est extrêmement stigmatisé », confirme Monika Hauser, gynécologue et fondatrice de Medica Mondiale. L’organisation allemande de défense des droits des femmes s’engage pour mettre fin à la violence sexualisée et apporte un soutien aux organisations partenaires qui offrent une aide psychologique aux femmes traumatisées par la guerre. « Dans les sociétés patriarcales, on rejette la faute sur les femmes à qui l’on reproche d’avoir elles mêmes bafoué l’honneur, au lieu de s’en prendre aux auteurs des faits », explique Monika Hauser. Elle mentionne que ce n’est que lorsque les mentalités auront évolué que les femmes seront en mesure de dénoncer les graves violations des droits humains qu’elles ont subies.

À cet effet, les familles ainsi que l’ensemble de la société doivent s’efforcer de réintégrer les femmes et de ne pas les marginaliser. Lorsqu’elle était jeune, Monika Hauser a elle-même entendu sa grand mère sud-tyrolienne parler de violence sexuelle. Elle souligne que durant sa formation en gynécologie, le sujet était présent dans toutes les cliniques.

Lorsqu’elle a appris en 1992 l’existence des viols collectifs commis durant la guerre en ex-Yougoslavie, les médias ont certes relayé l’information en quelques titres racoleurs, mais nulle part il n’était question d’aide pour les femmes traumatisées. Elle s’est donc déplacée elle-même dans la zone de guerre. En collaboration avec 20 spécialistes bosniennes, la médecin a créé le premier centre de thérapie pour les femmes à Zenica. « Le courage de ces femmes a fait beaucoup », ditelle aujourd’hui. Au terme de la guerre en Bosnie-Herzégovine, la Cour pénale internationale a confirmé au cours de procès inédits que derrière les viols des femmes musulmanes se cachait la volonté d’éliminer le peuple bosniaque en tant qu’ethnie. Plus de cent jugements ont été rendus, toutefois la majorité des agresseurs sont restés impunis. D’après Monika Hauser, beaucoup de femmes concernées se sont à nouveau senties abusées par le fait que leur visage était montré et leur nom cité dans les médias et se sont retirées, traumatisées.

Les survivantes ont besoin de soutien

Au vu de la situation en Ukraine, Medica Mondiale demande que les organisations de défense des droits des femmes et les activistes sur place reçoivent de l’aide. Les femmes qui ont survécu à la violence sexualisée commise pendant la guerre ont besoin d’une aide complète et d’un encadrement adapté à long terme. Le personnel de santé et des services de conseil doit être formé afin d’aider les personnes concernées en tenant compte du traumatisme vécu.

Monika Hauser critique le fait que ce que l’on rapporte de la violence sexualisée en Ukraine est parfois racoleur. Elle demande plus de respect pour les victimes. Le fait que les viols soient ordonnés par la hiérarchie et fassent partie d’une stratégie ne peut être prouvé que dans très peu de cas. Mais nul besoin de recevoir des ordres. Au Vietnam et dans d’autres guerres, les hommes avaient déjà apporté leur patriarcat dans leurs bagages. « Et quand Poutine décore les agresseurs de Boutcha, il s’agit d’une légitimation évidente », constate Monika Hauser. Lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies du 11 avril 2022, l’ambassadeur de Russie a brièvement déclaré que les soldats russes ne commettaient aucun fait de violence sexualisée.

Pourtant, Amnesty International dispose d’autres informations, comme celles d’une femme en Ukraine qui a été plusieurs fois violée par des soldats russes sous la menace d’une arme. Et cela, juste après que son mari a été exécuté sommairement. Actuellement, Amnesty mène des recherches pour trouver d’autres éventuels cas de violence sexualisée commis durant la guerre en Ukraine. « Pendant longtemps, la violence sexualisée et les viols n’ont pas du tout été considérés comme des crimes de guerre ni comme des crimes contre l’humanité », observe Katharina Masoud, conseillère spécialiste de l’égalité des femmes dans la section allemande d’Amnesty.

Pourtant, le Statut de Rome, qui institue la Cour pénale internationale depuis qu’il est entré en vigueur en 2002, stipule explicitement qu’il s’agit de crimes relevant du droit pénal international. C’est un énorme progrès. « Les experts s’accordent à dire que la violence sexualisée en temps de guerre doit être considérée comme un élément d’un plus grand système de violence spécifique au sexe », explique Katharina Masoud. Pour elle, ces crimes de guerre font partie d’un continuum, où que l’on se trouve. Car avec eux se poursuit la violence dont les femmes souffrent déjà en temps de paix.

L’historienne Marta Havryshko souligne en effet que l’Ukraine, où les femmes ne représentent que 20 % des député·e·x·s au Parlement, a aussi du retard à rattraper en matière d’égalité des sexes. Elles doivent pourtant participer aux discussions au plus haut niveau lorsqu’il s’agit de l’avenir du pays. Pour Marta Havryshko, l’horreur doit cesser aussi vite que possible. Mais la toute dernière mauvaise nouvelle qu’elle a reçue de son pays témoigne à quel point les Ukrainiennes sont en danger dans les territoires qui sont aux mains des Russes : à Kherson, une amie psychologue a été kidnappée. « Six soldats russes ont fait irruption dans son appartement tôt le matin et l’ont emmenée », rapporte-t-elle. Pour l’heure, personne ne sait ce qui lui est arrivé.