Il est facile de passer devant sans les remarquer. Pourtant, j’ai fait exprès le voyage –à travers la province canadienne de la Nouvelle-Écosse jusque dans le petit village de Shubenacadie– pour les voir, ces trois plaques commémoratives. Seule la pancarte arborant l’inscription Every Child Matters (Chaque enfant compte), accrochée devant la bâtisse au début de la rue Schotterstrasse, m’indique que je suis au bon endroit. J’aurais espéré mieux.
Le gouvernement canadien semble avoir estimé que trois plaques de six phrases, en cinq langues, suffiraient pour décrire la souffrance que plus de 1000 enfants autochtones ont vécue dans cet ancien «pensionnat indien». De l’édifice en briques à trois étages abritant l’internat qui imposait un mode de vie occidental à des enfants autochtones de 1930 à 1967, il ne reste rien. À la place, un bâtiment bleu en tôle appartenant à la société Scotia Plastics, un fabricant de plastique local, trône sur la colline. Le lieu aurait sans doute ressemblé à autre chose s’il avait été important pour l’histoire des Canadien·ne·x·s à la peau blanche. Les enfants autochtones qui ont vécu ici l’enfer –tant celleux qui ont survécu que celleux qui y sont mort·e·x·s– auraient mérité plus que ça.
«Ces institutions avaient pour but de détruire l’héritage indigène des enfants.»
Guy Freedman, conseiller sur les questions relatives aux autochtones
L’école à Shubenacadie n’est qu’une parmi les 139 institutions implantées au Canada à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu’en 1996. Plus de 150'000 enfants des «Premières Nations» c’est ainsi que les autochtones sont appelé·e·x·s au Canada –ont été séparé·e·x·s de leurs parents et envoyé·e·x·s dans des internats, majoritairement tenus par le gouvernement canadien et l’Église catholique. Dans ces écoles, on y «civilisait» les enfants, en les assimilant à la société canadienne. Iels devaient parler anglais, prier, accomplir un dur travail physique et ont été maintes fois maltraité·e·x·s.
«Ces institutions avaient pour but de détruire l’héritage indigène des enfants», explique Guy Freedman, conseiller sur les questions relatives aux autochtones. Il affirme que les pensionnaires y étaient traité·e·x·s comme «des sauvages qui devaient être éduqués». En 2015, la pratique des residential schools a été qualifiée de «génocide culturel» par la Cour suprême du Canada. À l’heure actuelle, on recherche dans plusieurs écoles les dépouilles des enfants qui n’en sont pas sorti·e·x·s vivant·e·x·s.
Briser le silence
Jusque dans les années 1990, l’histoire des residential schools était étouffée par le gouvernement canadien. Lorsque des survivant·e·x·s témoignaient publiquement de leur expérience, iels étaient raillé·e·x·s et leurs déclarations ramenées au statut de chimères. Guy Freedman est convaincu que la méfiance et la honte ressentie par les survivant·e·x·s en ont dissuadé beaucoup de raconter leur histoire. Que ce sombre chapitre de l’histoire du Canada ait fini par sortir de l’ombre, Guy Freedman et beaucoup de membres des «Premières Nations» le doivent aujourd’hui notamment au courage d’un seul homme : Phil Fontaine.
Chef régional du Manitoba, devenu par la suite président de l’Assemblée des «Premières Nations» au Canada, Phil Fontaine s’était exprimé publiquement pour la première fois en 1990 sur les sévices et abus sexuels qu’il avait subis au pensionnat de Fort Alexander, à Winnipeg. Dans un entretien donné en 1990 sur la chaîne de télévision canadienne CBC, il avait affirmé : «Il est important de faire la lumière sur cette maltraitance et de documenter cette expérience collective pour ne pas oublier ce qui s’est passé, mais aussi afin d’entamer un processus qui va aider notre peuple à guérir.»
Le courage de Phil Fontaine a conduit toujours plus de survivant·e·x·s à parler de leurs expériences. Jusqu’en 2007, 15'000 personnes ont déposé une plainte pour sévices et abus sexuels à l’encontre des residential schools. Le gouvernement ne pouvait plus fermer les yeux : en 2008, l’ancien Premier ministre Stephen Harper s’est excusé pour la politique d’assimilation qui a aujourd’hui encore des conséquences négatives sur les communautés autochtones. La même année, la Commission de vérité et réconciliation (Truth and Reconciliation Commission, TRC) a entamé son travail consistant à lever le voile sur les residential schools. Plus de 6500 survivant·e·x·s ont narré leur histoire à la TRC et dévoilé des détails choquants sur la vie dans les «pensionnats indiens».
Rose Marie Prospers, William Henry, Alan Knockwood et Joanne Morrison Methot font partie des survivant·e·x·s de l’école de Shubenacadie qui ont raconté leurs expériences à la TRC. Beaucoup d’autres ont emporté leur histoire dans la tombe.
En 2008, l’ancien Premier ministre Stephen Harper s’est excusé pour la politique d’assimilation qui a aujourd’hui encore des conséquences négatives sur les communautés autochtones.
La première tâche que Rose Marie Prospers a dû effectuer à l’école de Shubenacadie a été de balayer les escaliers. «Je devais balayer les escaliers et veiller à ce qu’il n’y ait plus de grains de sable entre les marches. Ils contrôlaient tout ce que nous faisions. Tout devait être parfait. Sinon, nous devions recommencer.»
William Henry a été surpris par une collaboratrice en train de parler le mi’kmaq avec son frère. «Elle a saisi une canne. Elle m’a poussé contre la baignoire, m’a attrapé par le cou. Je ne sais pas combien de coups elle m’a donnés. Je pleurais. Ensuite, elle a pris un morceau de savon et m’a lavé la bouche avec. Je sens encore aujourd’hui le goût de l’eau savonneuse.»
Alan Knockwood a lui aussi été puni juste pour avoir parlé dans sa propre langue : «J’ai été surpris par un moine. Il m’a attaché, puis les coups sont arrivés. Mon cousin Ivan a dû me donner à manger au souper tellement mes mains étaient gonflées par les coups reçus avec les lanières.»
Joanne Morrison Methot a été témoin de la maltraitance infligée à ses camarades : «J’ai compté. Une fille a été attachée, battue et châtiée 45 fois. Ensuite, ça a été mon tour, j’ai reçu une volée, mais je n’ai pas pleuré.»
Plusieurs survivant·e·x·s ont témoigné de violence sexuelle. Une fille est morte selon toute vraisemblance 24 heures après avoir été abusée. En tout, au moins seize enfants sont morts à Shubenacadie durant leur scolarité.
Lésé·e·x·s par l’État
Parmi les personnes qui ont survécu, nombreuses souffrent encore aujourd’hui des événements passés. Il suffit pour s’en convaincre de visiter la réserve qui jouxte l’ancienne école de Shubenacadie. À chaque kilomètre parcouru, la route devient plus rocailleuse à mesure que nous nous approchons de la réserve. La station-service située juste avant l’entrée est délabrée, les prix y sont presque deux fois plus élevés que dans le reste de la Nouvelle-Écosse. Les maisons deviennent plus petites, plus décrépies et servent plutôt de hangars. Comme pour de nombreuses réserves, l’entrée de Sipekne’katik est bordée de boutiques qui font commerce du cannabis. Mais depuis que le Canada l’a légalisé fin 2018 dans tout le pays, les affaires marchent moins bien.
«Beaucoup d’habitants vivent dans la misère, le chômage est élevé.»
Mike Sack, Chef de la réserve de Sipekne’katik
«Beaucoup d’habitants vivent dans la misère, le chômage est élevé», dit le chef Mike Sack. Il a peu d’estime pour le gouvernement d’Ottawa. «Des excuses, c’est un geste louable, mais si rien ne change, ça n’a aucune valeur», dit-il. Le Premier ministre Justin Trudeau avait promis en 2015 d’amorcer la réconciliation avec la population autochtone et de mettre en œuvre les 94 propositions de la TRC pour réparer le mal commis. Selon Mike Sack, cela n’est resté qu’une promesse. «Trudeau ne s’intéresse pas à nous», dit-il.
D’après la société de médias canadienne CBC, seules 13 des 94 propositions émises par la TRC ont été intégralement mises en œuvre, 19 d’entre elles n’ont même pas commencé à être appliquées. «Il arrivera un moment où ce rapport finira en poussière», craint Guy Freedman. «Dans la mesure où il n’y a pas de système de contrôle central et de calendrier, le gouvernement ne mène qu’une politique symbolique ostentatoire, mais ne procède à aucune réforme substantielle.»
Guy Freedman comprend la frustration de beaucoup d’autochtones. «Au Canada, les indigènes sont systématiquement lésés, beaucoup vivent comme dans le tiers-monde», constate-t- il. Plus de 60 communautés des «Premières Nations» n’ont pas accès à de l’eau propre et l’insécurité alimentaire est très répandue dans les communautés du Nord. Les autochtones gagnent en outre moins bien leur vie, sont souvent sans emploi, n’ont pas accès à une bonne formation et perçoivent plus fréquemment l’aide sociale que les non-autochtones. Beaucoup sombrent dans la dépression, l’alcool, les drogues et la criminalité. Le nombre d’autochtones en prison est élevé et disproportionné. La plupart sont arrêté·e·x·s pour des délits tels que la détention illégale de drogues ou d’armes, ou pour des infractions au code de la route. D’après Guy Freedman, la probabilité d’être condamné·e·x à une peine de prison est nettement plus élevée chez les autochtones que chez les autres. Il parle de racisme et de discrimination systématiques.
Et l’Église se tait
Toutefois, le rapport final de la TRC a aussi amené des changements positifs. Ainsi, après des décennies d’intervention des communautés autochtones, le Parlement canadien a ratifié en juin 2021 la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Celle-ci reconnaît le droit à l’autodétermination et au maintien de la culture indigène et interdit la discrimination et la marginalisation. Deux ans auparavant, le gouvernement avait déjà promulgué la Loi concernant les langues autochtones, qui devait promouvoir l’usage des langues indigènes. Pour Guy Freedman, le plus grand succès de la TRC réside dans le fait que désormais on discute ouvertement de l’histoire des pensionnats et de leurs conséquences. Beaucoup de Canadien·ne·x·s n’ont entendu parler des abus commis dans les residential schools que par le rapport de la TRC. Jusqu’en 2015, cette partie de l’histoire n’était pas au programme des écoles canadiennes et était souvent délibérément ignorée.
L’Église catholique refusait de reconnaître les abus commis dans les residential schools. Elle aurait même détruit de nombreux dossiers afin d’enterrer le sombre passé.
Le gouvernement canadien a renouvelé ses excuses pour les torts causés – ce qui n’est pas le cas de l’Église catholique. Cette dernière refusait de reconnaître les abus commis dans les residential schools. L’Église aurait même détruit de nombreux dossiers afin d’enterrer le sombre passé. Malgré les rumeurs circulant sur la mort de milliers d’enfants dans ces écoles, les preuves manquaient – jusqu’à ce qu’une fosse commune contenant les dépouilles de 215 enfants indigènes ait été retrouvée sur le terrain du pensionnat de Kamloops en Colombie-Britannique. «Cela m’a brisé le cœur, mais ne m’a pas étonné», avoue Guy Freedman.
La TRC s’était activement engagée dans la recherche de dépouilles d’enfants qui avaient disparu depuis leur scolarité. Après cette découverte choquante à Kamloops, l’État a débloqué des fonds pour mener des recherches sur les terrains où étaient situés les anciens pensionnats. En juin 2021, 751 autres tombes sans nom ont été découvertes à proximité de l’école de Saskatchewan. Jusqu’à présent, pas moins de 1100 sépultures ont été trouvées dans tout le pays.
À la residential school de Shubenacadie, la recherche de dépouilles se poursuit. D’après les dires des survivant·e·x·s, des enfants ont aussi été enterré·e·x·s dans cette école. Pourtant, les recherches se sont révélées infructueuses jusqu’à présent. «La recherche a réveillé de vieux traumatismes», affirme Mike Sack. Beaucoup de membres des autres communautés ont fait le voyage jusqu’à Shubenacadie, pour rendre hommage aux enfants disparu·e·x·s et manifester leur solidarité aux survivant·e·x·s. Ils ont déposé des centaines de chaussures d’enfants devant l’église du village.
Loin de la réconciliation
De telles commémorations ont lieu dans tout le pays. À Algonquin Park, un parc naturel dans l’Ontario, des gens sont venus déposer des jouets, des habits d’enfants et des lettres au pied d’un totem pour présenter leurs condoléances. Pas de quoi faire sortir l’Église de son mutisme. Le Vatican a ignoré les injonctions du gouvernement canadien à faire des excuses publiques. Beaucoup d’autochtones qui avaient embrassé la religion catholique se sont senti·e·x·s dupé·e·x·s et sont descendu·e·x·s dans la rue. Comme rien ne se passait, certain·e·x·s ont pris des mesures drastiques : en juillet 2021, 68 églises canadiennes ont été dégradées, détruites ou incendiées.
La pression était trop forte. Le 1er avril dernier, le pape s’est officiellement excusé pour le rôle qu’a joué l’Église catholique dans la gestion de ces écoles. «J’ai honte et je regrette le rôle qu’ont joué certains catholiques, notamment ceux qui avaient une responsabilité pédagogique, dans les actes qui vous ont blessés. Je regrette la maltraitance que vous avez subie et le manque de respect envers votre identité, votre culture et même vos valeurs spirituelles», s’est exprimé le pape François devant une assemblée de délégué·e·x·s des communautés autochtones du Canada. Ces excuses, longtemps espérées, ont une grande importance pour beaucoup d’indigènes. Néanmoins, quelques voix s’élèvent pour dire qu’elles arrivent trop tard et que les mots seuls ne suffisent pas à réparer.
Dans un article publié sur la plateforme The Conversation, Jeremy Bergen, professeur assistant en sciences des religions à l’Université de Waterloo, critique surtout le fait que le pape n’entre pas en matière sur le fait que l’Église a suivi cette politique d’assimilation en décidant de gérer ces écoles. «Dans l’intérêt de la réconciliation, j’espère que ce n’étaient pas les dernières excuses du pape», écrit Jeremy Bergen.
Une grosse partie de l’héritage culturel des indigènes a été durablement détruite avec les residential schools. Beaucoup de langues autochtones et de coutumes ne sont plus perpétuées, car plus personne ne s’en souvient. Et cela, aucune excuse n’y changera rien. Et encore moins trois plaques commémoratives sur une colline. Guy Freedman conclut : «Un problème intergénérationnel ne peut pas se résoudre du jour au lendemain.» Pour guérir, il en faut plus.