En Australie, les enfants autochtones sont plus susceptibles que les autres d’être arrêté·e·x·s ou de finir derrière les barreaux. ©  Rusty Stewart/Amnesty International
En Australie, les enfants autochtones sont plus susceptibles que les autres d’être arrêté·e·x·s ou de finir derrière les barreaux. © Rusty Stewart/Amnesty International

MAGAZINE AMNESTY Peuples autochtones – Résister pour exister Privé·e·x·s de liberté

Par Urs Wälterlin. Article paru dans le magazine AMNESTY n°110, août 2022.
Sur le cinquième continent, la responsabilité pénale intervient dès l’âge de dix ans déjà. À contrecourant du principe «éduquer sans punir», l’Australie a fait le choix d’emprisonner les plus jeunes – près de la moitié sont des autochtones.

La photo n’a pas été prise dans une cellule d’isolement du camp de Guantánamo. Elle ne provient pas non plus d’une salle de torture de la CIA. Non, cette image d’un jeune aborigène, attaché par les bras et les jambes sur une chaise, avec un sac sur la tête et un noeud coulant autour du cou, a été prise en Australie.

Selon l’administration pénitentiaire, Dylan Voller, alors âgé de 17 ans, avait été « mis au repos » de cette manière barbare en 2014, dans une prison du Territoire du Nord australien. Il avait menacé de se suicider dans l’espoir d’être transféré dans un hôpital, en sécurité. Pourtant, c’est dans une prison pour adultes qu’il a atterri le même jour. Il avait une peur panique de ce qui pourrait lui être fait là-bas. « Le système judiciaire est déjà peu efficace pour les adultes. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’enfants », explique Chris Cunneen, professeur de criminologie à Sydney.

Pourtant, des centaines d’enfants et d’adolescent·e·x·s sont arrêté·e·x·s chaque année en Australie et placé·e·x·s derrière les barreaux. Près de la moitié de ces jeunes sont des Aborigènes et des insulaires du détroit de Torrès, situé entre l’Australie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée.

L’Australian Institute of Health and Welfare (Institut australien de la santé et de la sécurité sociale, AIHW) dresse un tableau sombre : selon ses données les plus récentes, 49 % des jeunes de 10 à 17 ans en prison sont des indigènes, alors qu’iels ne représentent que 5.8 % de cette tranche d’âge. Plus d’un tiers (37 %) a été confronté pour la première fois au système pénal entre 10 et 13 ans, contre seulement 14 % des non autochtones. Les enfants autochtones sont davantage susceptibles de provenir de régions éloignées et socio-économiquement défavorisées. Et les jeunes originaires de régions très isolées ont six fois plus de risques d’être incarcéré·e·x·s que les jeunes des grandes villes. Iels passent en moyenne six mois en garde à vue. La majorité de ces personnes détenues n’ont pas été condamnées ou sont en attente d’un procès, à en croire l’AIHW.

Cheryl Axleby, coprésidente de Change the Record, une coalition d’organisations caritatives et juridiques dirigée par des groupes autochtones, se dit horrifiée par les dernières statistiques parues dans les médias. « Ce rapport donne une image très claire de la manière dont fonctionne notre système de justice pénale : il cible les enfants pauvres et noirs. Les enfants des “Premières Nations” sont plus susceptibles d’être pris pour cible et entraînés dans l’engrenage du système judiciaire lorsqu’ils sont encore très jeunes. Il est scandaleux que des enfants aborigènes en âge d’aller à l’école primaire soient arrêtés par la police. » 

Racisme institutionnalisé

La situation est d’autant plus tragique que les jeunes personnes délinquantes sont souvent – sinon la plupart du temps – des enfants négligé·e·x·s par leurs parents ou issus de familles en proie à la violence domestique. La plupart se retrouvent en prison pour des délits mineurs : dommages matériels, vol de voiture, parfois cambriolage. Ou simplement parce qu’iels traînent dans la rue la nuit.

Chris Cunneen parle d’un « racisme institutionnalisé » à l’égard des populations autochtones. La police ne sanctionne souvent que les enfants et adolescent·e·x·s aborigènes, alors que des jeunes des communautés non autochtones ont les mêmes comportements. « Un enfant blanc de dix ans a plus de chances de s’en tirer avec un avertissement », estime le criminologue. Tant la police que les tribunaux pourraient confier les enfants coupables à des services éducatifs plutôt que de les placer en prison. Mais cette option est rarement utilisée. Au lieu de cela, les médias australiens font régulièrement état de cas où des enfants autochtones se retrouvent derrière les barreaux… pour avoir volé une barre de chocolat.

Punissable dès 10 ans

Il y a pourtant un point commun entre les jeunes aborigènes et les autres enfants en Australie : l’âge minimal de la responsabilité pénale, fixé à dix ans. Trop jeune, selon des experts comme Cunneen. Différentes organisations tentent de convaincre les autorités compétentes et les politiques de rehausser cet âge à quatorze ans. Ce faisant, l’Australie suivrait la pratique de la plupart des pays européens, à deux exceptions près : la Grande-Bretagne et la Suisse, où l’âge minimum est toujours fixé à dix ans.

Les raisons qui plaident en faveur d’un tel changement sont nombreuses, explique Chris Cunneen. « Il est prouvé que les enfants de moins de quatorze ans ne contrôlent pas leurs impulsions et qu’ils ont une capacité mal développée à planifier et à anticiper les conséquences de leurs actes », explique l’expert. À cela, il faut ajouter que de nombreux enfants qui gravitent autour du système de justice juvénile souffrent de problèmes psychologiques et de troubles cognitifs. Une étude de 2018 a révélé que neuf jeunes sur dix placé·e·x·s dans les centres de détention pour mineur·e·x·s d’Australie occidentale étaient gravement atteint·e·x·s dans au moins un domaine des fonctions cérébrales. Il leur serait ainsi difficile de comprendre les règles et les instructions.

Plusieurs États sont en train d’adapter leur législation en conséquence. Mais « convaincre les politiciens de relever l’âge de la responsabilité est un long processus », dit Cunneen. Car l’Australie a une tradition quand il s’agit de détention juvénile. « Lorsque les Britanniques sont arrivés ici il y a plus de 200 ans, on pouvait se retrouver en prison à sept ans », rappelle l’expert. Les livres d’histoire regorgent d’exemples d’enfants – souvent des orphelin·e·x·s ou sans domicile fixe – emprisonné·e·x·s en Australie pour des délits mineurs. Une forme de brutalité quotidienne régnait dans la jeune colonie : les enfants étaient traîné·e·x·s devant le tribunal pour la moindre faute, comme le vol d’une chemise, et puni·e·x·s aussi sévèrement que les adultes. Certains finissaient même à la potence.

Pour Cunneen, un âge minimum de dix ans est en contradiction avec les autres droits et devoirs des enfants. « Si nous pensions vraiment que les enfants de dix ans ont les connaissances et la capacité de développement nécessaires pour discerner ce qui est bien ou mal et prendre des décisions en conséquence, nous les traiterions différemment dans d’autres domaines de la vie », estime l’expert. « Nous fixerions un âge beaucoup plus jeune à partir duquel les enfants peuvent avoir des relations sexuelles, quitter l’école, se marier, signer un contrat et voter. »

Plusieurs expert·e·x·s estiment que même 14 ans est bien trop jeune. Selon Cunneen, l’Australie peut s’appuyer sur la vaste expérience des juridictions européennes en matière de droits de l’enfant, et en particulier des enfants autochtones. Et investir, comme le font les organisations caritatives, dans le bien-être et le développement des enfants quelles que soient leurs situations. Et ce, même si l’Australie continue à recourir à la police, aux tribunaux et aux sanctions. En d’autres termes : « éduquer avant de punir ».

Urs Wälterlin est journaliste indépendant et vit en Australie depuis 1992.