Pour préparer la Coupe du monde de foot au Qatar, les ouvriers travaillent dur, sous des températures qui atteignent parfois les 40 degrés. © Ekkasit A Siam/Shutterstock
Pour préparer la Coupe du monde de foot au Qatar, les ouvriers travaillent dur, sous des températures qui atteignent parfois les 40 degrés. © Ekkasit A Siam/Shutterstock

MAGAZINE AMNESTY Qatar Réformes insuffisantes

Par Ronny Blaschke. Article paru dans le magazine AMNESTY n°110, août 2022.
Plus que quelques mois avant le coup d’envoi de la Coupe du monde de football. Un événement qui n’aurait pas pu voir le jour sans le dur labeur de centaines de milliers de migrant·e·x·s. La pression internationale en matière de droit du travail a-t-elle porté ses fruits ?

Fin novembre sonnera le coup d’envoi : ce qui est peut-être le plus grand événement sportif du monde aura lieu dans le golfe Persique, au Qatar. Les chantiers des huit stades sont terminés depuis longtemps dans la zone commerciale de West Bay ; des hôtels, centres commerciaux et sièges sociaux ouvrent à tour de bras. Cette croissance rapide aurait été impensable sans la Coupe du monde de football.

« Sur les chantiers de la Coupe du monde, certaines choses se sont améliorées », affirme Dietmar Schäfers, qui se rend régulièrement au Qatar. « Mais là où le public n’y regarde pas de si près, il y a encore beaucoup à faire. » Cela fait des décennies que ce syndicaliste voyage à travers le monde et s’engage en faveur de l’amélioration des conditions de travail.

Sa première visite au Qatar, en 2013, l’a particulièrement marqué. Ce vice-président de l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB) a vu trop de personnes employées sur les chantiers contraintes de s’entasser dans des hébergements exigus, sans avoir suffisamment d’eau et de nourriture. Il a entendu comment des travailleur·euse·x·s ont perdu la vie dans des accidents ou sont tombé·e·x·s malades sur les chantiers. « Beaucoup recevaient un salaire trop bas, voire n’en recevaient pas. Cela revient à de l’esclavagisme moderne. À ce moment-là, j’étais sûr d’une chose : nous devions boycotter la Coupe du monde de football 2022. »

Une élite intouchable

Les expert·e·x·s comme Dietmar Schäfers s’accordent à dire que, dans les premières années après que le Qatar a été choisi (en 2010) pour organiser la Coupe du monde, un temps précieux a été perdu : celui des réformes. La monarchie héréditaire ne tolère aucun média indépendant, aucun syndicat, ni aucune ONG.

Pourtant, par des campagnes telles que Red Card for FIFA, des alliances syndicalistes ont focalisé leur attention sur le pays, des organisations du travail telles que l’Organisation internationale du travail (OIT) ont déposé des plaintes. Des rapports de médias européens, d’Amnesty International et de Human Rights Watch ont amené des sponsors sportifs influents à prendre position de manière critique.

Au coeur de cette critique, le système de la « kafala ». Pratiqué dans plusieurs États de la région du Golfe, il fixe comme condition d’entrée dans le pays que les travailleur·euse·x·s, majoritairement en provenance d’Asie du Sud, soient placé·e·x·s sous la responsabilité d’un·e·x garant·e·x, qui peut confisquer leur passeport et les empêcher de changer de travail. « Le gouvernement du Qatar affirmait déjà en 2015 que la Kafala était abolie », explique l’activiste Binda Pandey, qui se mobilise pour les droits de près de 350 000 travailleur·euse·x·s du Népal au Qatar. « Il est vrai que de nombreuses nouvelles lois ont été adoptées, mais bien souvent, il n’y a pas de mise en application ni de contrôle. » Beaucoup d’employeur·euse·x·s ont un lien familial avec la dynastie et se sentent intouchables.

Les ONG ont enregistré différentes infractions aux nouvelles lois : des passeports ont été confisqués et des salaires garantis n’ont pas été payés. Les personnes employées ont été menacées et empêchées d’assister aux audiences. La plupart habitent dans des logements étroitement surveillés. Des agences de recrutement continuent de demander des « frais de placement » faramineux pour l’aide fournie aux personnes en recherche d’emploi.

Durant les six dernières années, le ministère du Travail du Qatar a établi des directives similaires aux standards européens en ce qui concerne les temps de travail, les pauses et les possibilités de déposer plainte. « Beaucoup de travailleurs n’osent toutefois pas intenter d’action en justice contre les sociétés ou les personnes qui les emploient », affirme Binda Pandey. « Ils ont peur d’être expulsés et de ne plus recevoir d’argent. »

Le monde du sport se réveille lentement

Depuis, des « Comités de règlement des différends » ont été mis en place pour faire la médiation entre employeur·euse·x·s et travailleur·euse·x·s. L’OIT dispose d’un bureau de représentation à Doha et des fédérations syndicales sont aussi sur place pour procéder à des inspections. Des conditions que les pays voisins tels que l’Arabie saoudite n’accepteraient pas. Depuis, plus de 20 000 travailleur·euse·x·s auraient porté plainte pour salaire non versé et auraient eu gain de cause, bien que ce chiffre ne puisse être vérifié.

Près de 2,5 millions de travailleur·euse·x·s immigré·e·x·s vivent dans le pays, ce qui représente 90 % de la population. « Les ressources des autorités ne sont pas encore suffisantes », affirme Lisa Salza, chargée du programme sport et droits humains au sein de la Section suisse d’Amnesty. « Les organes de réclamation au Qatar ne parviennent pas à traiter les plaintes en temps utile. » Il faudra des années avant que l’influence effective de la Coupe du monde de football sur l’État et la société du Qatar puisse être évaluée.

Dans tous les cas, les débats ont changé l’industrie du sport. Début juin, l’équipe nationale de football d’Allemagne a participé à une réunion d’information organisée par des activistes critiques, ce qui aurait été inimaginable il y a dix ans. Nombre de villes qui accueilleront la Coupe d’Europe de football 2024 en Allemagne travaillent sur un concept axé sur la durabilité, en collaboration avec les organisations de défense des droits humains. Les sites qui accueilleront la Coupe du monde 2026 aux États-Unis, Canada et Mexique se dirigent aussi dans cette voie. « Espérons que, grâce à ce débat sur le Qatar, les associations sportives mettront dès le départ certaines conditions à l’attribution des grands événements », espère Jonas Burgheim, cofondateur du Centre for Sport and Human Rights. « Mais il ne faut pas en rester là. Les clubs professionnels devraient aussi évaluer les conditions dans lesquelles leurs sponsors fabriquent leurs maillots. »

La FIFA a élaboré un programme de défense des droits humains et édicté des critères pour les futures compétitions qu’elle organise. Elle a néanmoins déplacé sa Coupe du monde des Clubs 2021 du Japon, ravagé par le coronavirus, aux Émirats arabes unis (EAU), qui figurent derrière le Qatar en ce qui concerne la liberté de la presse sur la liste dressée par Reporters sans frontières.

Dans la région du golfe Persique, les plus grands voisins du Qatar regardent ce dernier d’un mauvais oeil. Les dynasties d’Arabie saoudite ou des EAU craignent que les réformes du Qatar ne leur forcent la main. D’autres rapports sur la situation des droits humains dans le Golfe seront publiés dans les semaines à venir, avant la Coupe du monde.

Mais la situation géopolitique a changé : depuis l’invasion russe en Ukraine, les démocraties occidentales comme l’Allemagne s’efforcent de se faire livrer du gaz de Doha. « Il y a au Qatar des forces conservatrices qui aimeraient retirer les réformes », affirme Dietmar Schäfers qui, depuis longtemps, ne parle plus de boycott. « Nous devrions profiter du temps qu’il reste avant le coup d’envoi pour continuer à attirer l’attention sur les problèmes. »