«Victor* est mon amoureux, mais c’est aussi mon soignant par défaut. » Ramy* et Victor, la vingtaine, sont ensemble depuis trois ans. Le premier est en fauteuil, touché par une sévère dégradation musculaire, le second est « valide » (sans handicap). Ils se sont rencontrés sur Tinder, d’abord comme simples amis jusqu’à ce que Ramy propose d’aller plus loin. « J’avais beaucoup de doutes », confie Victor. « Je craignais que son handicap soit trop compliqué à gérer. J’avais aussi peur de m’ennuyer en étant limité dans mes activités. » Des doutes dissipés, car aujourd’hui presque tout est adapté aux personnes avec handicap : vélo, ski – alpin ou nautique –, bains thermaux, parapente… « Il part parfois du principe que je ne peux pas faire certaines activités, alors qu’il existe des alternatives », ajoute Ramy.
L’homme que fréquente Daya*, 25 ans, était d’abord un ami d’enfance. Ils se sont rapprochés avant de devenir sexfriends. «Appréhender mon handicap était facile car il sait que je suis très autonome. » Bien que la jeune femme n’ait jamais eu l’usage de ses jambes, elle travaille, a sa propre voiture, vit seule et n’a recours à aucune aide externe, sauf pour le ménage. Mais dans un couple où l’une des personnes nécessite de l’aide pour ses déplacements, sa douche ou ses repas, la frontière entre « soignant » et « amoureux » peut s’avérer délicate. Car certains gestes, comme la toilette, « sont un peu un tue l’amour », résume Ramy. « Victor ne la fait qu’en cas de dernier recours. Il est crucial de définir ses limites pour éviter les tensions.»
Line*, 42 ans, reçoit aussi l’aide de son compagnon, en plus de celle des auxiliaires de vie, pour ses soins quotidiens. « C’est un échange de services. Je m’occupe de sa paperasse, et lui me met une sonde », ironise cette femme, en fauteuil après une erreur médicale à la naissance. Son handicap n’a jamais été une problématique, elle en a parlé lors de leurs premiers échanges en ligne il y a dix ans. « Nos disputes sont comme celles d’un couple classique : ça tourne autour du ménage, mais jamais du handicap. »
Clichés durables
Si tous trois ont trouvé l’amour, les prétendant∙e∙s ne se bousculent pas au portillon. « Sur les applis de rencontre, je n’affiche pas mon handicap car je veux qu’on voie d’abord ma personnalité, avant le fait que je n’ai pas de jambes. Et dès que je l’annonce, la boîte de discussion se vide », regrette Daya. Une histoire qui semble se répéter pour Line : « On arrête de me parler, ou on me dit qu’on est désolé pour moi. Le handicap suscite de la pitié, du fatalisme. J’en ai marre de ces clichés. » Line a vécu de belles histoires d’amour, mais aussi son lot de discrimination : l’un de ses ex l’a quittée à cause de la pression familiale, un autre a rompu prétextant qu’il ne pourrait pas voyager avec elle, qui a pourtant parcouru l’Europe avec son van.
Par ailleurs, les représentations sociales autour de l’amour et du handicap sont rares. Le cinéma s’en empare parfois (Intouchables, Atypical, Love on the Spectrum), et des couples commencent à s’afficher sur les réseaux sociaux. Ramy admet avoir redouté que son compagnon le quitte, préférant une relation « plus facile ». Il n’a jamais pour autant douté avoir droit à l’amour : « Dans mes projections amoureuses, il y a toujours eu cette idée de normalité. Probablement parce que mes parents m’ont toujours traité sans différence et que je ne me suis jamais senti limité par mon handicap. » Son handicap, Daya l’assume de A à Z : elle ose montrer son corps en été, a longtemps refusé de troquer son fauteuil contre des prothèses et n’appréhende pas de se dévoiler dans son intimité, tout cela pour « s’affirmer » et montrer « qu’un handicap ne change rien. »
Line, Daya et Ramy n’ont jamais eu de partenaire en situation de handicap ; faute d’occasion ou parce que trop compliqué au niveau logistique. Mais un couple « mixte » ne semble pas encore normalisé. « Tous les regards sont braqués sur nous. J’ai l’impression qu’on s’imagine que je profite de Ramy », avance Victor. « Une dame avait félicité mon ex d’être avec moi. Comme si j’étais un fardeau ! », se souvient Daya.
Sexualité taboue
La sexualité des personnes en situation de handicap interpelle les institutions sociales et la sphère familiale. La sexo-pédagogue spécialisée Catherine Agthe est aux premières loges pour le constater. « La sexualité est un droit fondamental, mais y accéder n’est pas aisé lorsque l’on vit avec un handicap. Je reçois des patients qui souffrent car ils se sentent seuls, et les couples doivent parfois encore revendiquer de partager une chambre commune en institution. » Certains parents aussi peuvent surprotéger leur enfant face aux dangers imaginés, au vu de sa vulnérabilité. Selon Line, cette infantilisation est alimentée par le fait que « le corps handicapé est fréquemment vu comme asexué ».
Le tabou autour de la sexualité est d’autant plus fort lorsqu’il s’agit de handicap cognitif. « Être respecté dans son intimité en institution, où on fait souvent irruption dans la chambre, est complexe. Il arrive par exemple de tomber sur un bénéficiaire en train de se masturber. Des soignants se disent encore choqués et estiment ne pas devoir être confrontés à la sexualité d’autrui », raconte Catherine Agthe. Une autre barrière réside dans le fait de projeter sa propre vision de l’intimité sur les personnes concernées. « Lorsqu’une personne avec une déficience cognitive dit qu’elle veut dormir avec son ou sa partenaire, pourquoi aussitôt anticiper ? Fréquemment, elle souhaitera simplement un corps à corps, ou partager un lit sans arrière-pensée.»
Évolution positive
Malgré les obstacles, la situation s’est beaucoup améliorée en deux décennies. Alors que les questions autour du handicap se limitaient aux aspects médicaux, l’accès à la sexualité semblait à des années-lumière des préoccupations. Depuis 2006, la convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées stipule que les États doivent prendre «toutes les mesures pour (…) assurer l’accès à des services de santé qui prennent en compte les sexospécifités» (art. 25).
Aujourd’hui, il existe des applications de rencontre inclusives, le cursus de formation dans le milieu de la santé a intégré la santé sexuelle, des salons de massages érotiques se sont adaptés, sans parler de l’assistance sexuelle. Ce service est réglementé par une poignée de pays tels que la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique ou les États-Unis, mais les législations varient drastiquement selon les États. Si au Danemark ou aux Pays-Bas cette activité peut être très partiellement prise en charge par les assurances, ailleurs elle reste précaire car son statut est souvent assimilé à de la prostitution, le coût étant à la charge du bénéficiaire.
«Il ne suffit pas de revendiquer l’égalité, l’égalité est désormais une évidence», affirme Catherine Agthe. «Donnons-nous les moyens de mettre en place les facilités nécessaires pour accéder concrètement à ces droits fondamentaux.»
* Tous les noms ont été modifiés pour préserver l’intimité des personnes interrogées.