A Krasnoïarsk, en Russie, des soldats passent devant un graffiti à la mémoire du parachutiste russe Vladislav Razumov, tué pendant la guerre en Ukraine.© IMAGO/SNA/Ilya Naymushin
A Krasnoïarsk, en Russie, des soldats passent devant un graffiti à la mémoire du parachutiste russe Vladislav Razumov, tué pendant la guerre en Ukraine. © IMAGO/SNA/Ilya Naymushin

MAGAZINE AMNESTY Russie / Ukraine «Chaque être humain a le droit de refuser de tuer»

Par Hannah El-Hitami. Article paru dans le magazine AMNESTY n°111, novembre 2022.
Se déclarer objecteur de conscience est un droit fondamental. Un argument en faveur de la paix d’autant plus percutant en temps de guerre. Portraits croisés d’un Russe et d’un Ukrainien qui ont refusé d’entrer sous les drapeaux.

23-24_Alexander Belik (c) FB.jpgAlexander Belik n’a jamais compris pourquoi on attendait de lui qu’il fasse son service militaire. « Je voyais cela comme un travail, pour lequel on payait des gens qui voulaient le faire », explique le jeune homme de 25 ans dans une interview vidéo. « Mais moi, je ne veux pas le faire. » D’autant plus qu’il craignait les attaques homophobes. « L’armée russe n’est pas un endroit sûr pour les LGBTQIA+. »

Mince, les cheveux longs qu’il porte négligemment attachés, Alexander Belik coordonne le mouvement des objecteurs de conscience en Russie. Il pourrait encore être appelé sous les drapeaux jusqu’à ses 27 ans. Mais pour l’instant, il est hors d’atteinte de l’armée russe depuis qu’il vit à Tallinn, la capitale de l’Estonie.

En réalité, il n’est pas si difficile de refuser le service militaire en Russie, car il existe un service civil. Jusqu’à récemment, il ne fallait de toute façon pas trop s’inquiéter de la conscription, admet Alexander : « La plupart du temps, ils t’oublient. » Belik a toutefois opté pour la voie de la confrontation – il voulait officialiser son refus. « Je leur ai fait comprendre que j’étais un fauteur de troubles. »

Depuis sa conscription à l’âge de 18 ans, il s’est toujours présenté aux autorités militaires caméra au poing, et a tout filmé. Il a écrit des plaintes, signalé les dysfonctionnements de l’autorité au ministère de la Défense. « Ils ont peur de moi », dit-il avec un sourire. « Car je connais toutes les lois auxquelles ils sont soumis. » Pendant quatre ans, Alexander Belik a étudié le droit à Saint-Pétersbourg. Mais les connaissances dont il a besoin en tant qu’objecteur de conscience et activiste ne s’apprennent pas à l’université. Il les a acquises lui-même grâce à son travail en faveur des droits humains. Il poursuit désormais son engagement depuis l’étranger, d’où il aide d’autres Russes à se soustraire au service militaire. Alexander donne des conseils et des instructions. « Chaque appelé doit rédiger des prises de position, et nous leur montrons à quoi elles doivent ressembler », explique-t-il. Sur leur site web, lui et ses compagnons de lutte ont rassemblé foule de matériel et de formulaires. Régulièrement, ils proposent des consultations en direct sur YouTube, expliquent aux gens les possibilités qui s’offrent à eux. «Ce ne sont pourtant pas tous des pacifistes. Mais beaucoup refusent de s’engager parce qu’ils sont contre le régime de Poutine et ne veulent pas le soutenir.»

L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a fait doubler le nombre de personnes qui refusent de faire leur service militaire. Elles font souvent appel à l’aide d’Alexander. «Soudain, beaucoup

de gens se sont souvenus qu’ils devaient encore faire leur service militaire.» Mais après la panique initiale, la situation s’est à nouveau calmée. «Les gens ont compris qu’ils n’avaient rien à craindre. On peut toujours refuser sans trop de problèmes.»

Mais en septembre, le président russe Vladimir Poutine annonçait la mobilisation progressive de 300 000 réservistes pour grossir les rangs russes en Ukraine. La mobilisation partielle a réveillé l’inquiétude parmi les hommes en âge de se battre, y compris ceux qui ont déjà effectué leur service militaire. Des centaines de milliers de Russes ont alors quitté le pays. Il y a bien des femmes dans l’armée russe, mais elles ne sont pas appelées, car elles sont toutes militaires de carrière.

Les États membres de l’Union européenne (UE) ne sont pas encore d’accord sur la question de savoir si les déserteurs et les objecteurs de conscience russes doivent obtenir l’asile dans l’UE. Pour les objecteurs de conscience comme Alexander Belik, il était clair dès le départ qu’il devait quitter la Russie. «Le 24 février 2022, j’ai décidé que, dans les années à venir, je ferais tout pour que le plus grand nombre possible de personnes refusent de servir dans l’armée russe.»


  

23-24_Yurii Sheliazhenko_302661.HR.jpgYurii Sheliazhenko a trouvé le chemin du pacifisme dans les romans de science-fiction lorsqu’il était adolescent. «J’étais impressionné par la manière dont l’absurdité de la guerre et de la violence

était décrite, et par l’idéal d’un monde pacifique», se souvient cet Ukrainien de 31 ans. «Quand j’ai réalisé que l’école nous enseignait une forme de patriotisme militaire, j’étais déçu et en colère.» À l’époque, il avait écrit une lettre au président pour demander que l’armée soit supprimée – sans succès bien sûr.

Lui aussi porte les cheveux longs, agrémentés d’une longue barbe et de lunettes carrées. Depuis ses jeunes années, il est resté pacifiste avant de devenir un objecteur de conscience convaincu. Ce n’est pourtant pas si simple en Ukraine. Il n’existe pas d’alternative au service militaire, ni d’objection de conscience. Les objecteurs de conscience risquent des amendes et des peines de prison. Seuls quelques groupes religieux échappent à cette règle. Lorsque Yurii Sheliazhenko a été appelé sous les drapeaux, il a envoyé l’un de ses poèmes pacifistes au bureau de recrutement. Il a été déclaré inapte psychologiquement et a évité le service – sous réserve de mobilisation en cas de guerre. Aujourd’hui, le jeune homme est président du Mouvement pacifiste ukrainien et membre du conseil d’administration du Bureau européen des objecteurs de conscience (EBCO). Il rédige des rapports, informe et aide d’autres Ukrainiens à se soustraire au service militaire par la voie officielle. Sans pots-de-vin, donc, et au risque de conséquences juridiques. «C’est la voie la plus difficile, mais nous soutenons les gens par un travail de relations publiques et des conseils juridiques.»

Yurii Sheliazhenko est titulaire d’un doctorat en droit. Il a également étudié la médiation et la gestion de conflits. Jusqu’à récemment, il enseignait dans une université privée à Kyiv. Mais depuis le début de la guerre, de nombreux étudiants ont rejoint l’armée. Ses heures de cours ont été fortement réduites avant d’être finalement supprimées. Au moins, cela lui laisse plus de temps pour s’engager dans le mouvement pour la paix, dit-il. «Je n’ai jamais rencontré plus de personnes pacifistes ni pris la parole lors de manifestations internationales que depuis le début de la guerre.» Derrière lui, sur le mur, se trouve une affiche sur laquelle figure un signe fait de fleurs et le mot «paix» en dix langues – un cadeau de ses collègues de l’EBCO.

Pourtant, défendre le pacifisme en temps de guerre est chose difficile. «Nous avons peu de ressources et nous travaillons dans un environnement hostile», raconte Yurii Sheliazhenko. Depuis les premiers jours de la guerre, il reçoit des menaces, des insultes. Pourtant, il reste fidèle à ses convictions : chaque être humain a le droit de refuser de tuer. «La violence engendre la violence. Nous ne devons pas devenir des monstres, même si quelqu’un nous attaque.» Yurii Sheliazhenko s’oppose aussi aux livraisons d’armes des pays de l’OTAN à l’Ukraine. Il pense qu’elles ne feront que prolonger la guerre. Pour lui, la solution réside dans les négociations diplomatiques et les initiatives économiques. À long terme, c’est toute l’attitude envers la guerre et la paix qui doit changer de manière tout à fait structurelle, dit-il. Par l’éducation notamment.

Pendant l’entretien, les sirènes retentissent en arrière-plan. Yurii Sheliazhenko retire ses écouteurs blancs et écoute brièvement le son qui annonce les attaques aériennes. «C’est comme ça que nous vivons maintenant», dit-il en tenant le micro à la fenêtre. S’il ne court aucun danger immédiat à Kyiv pour le moment, les sirènes se font néanmoins entendre dans tout le pays. Comme tous les autres hommes âgés de 18 à 60 ans, il n’a pas le droit de quitter l’Ukraine – une violation des droits humains et de la constitution ukrainienne, à l’en croire. Pour éviter d’être enrôlé dans l’armée, il essaie actuellement de s’inscrire dans une université à l’étranger. Mais son plus grand rêve est d’ouvrir un jour un centre de recherche et d’éducation à la paix en Ukraine.