«C’est désastreux de devoir fermer après près de vingt ans de services, et de voir les droits de la population américaine se détériorer », regrette Marva Sadler, directrice des services cliniques du Whole Women’s Health. Ce groupe privé américain qui propose des interruptions volontaires de grossesse (IVG) n’a pas eu d’autre choix que de fermer ses quatre cliniques au Texas, où l’avortement est désormais pénalisé. Afin de continuer à garantir l’accès aux droits reproductifs à la population du Sud, l’institution collecte les dons pour ouvrir une nouvelle structure dans l’État voisin du Nouveau-Mexique.
Une situation loin d’être isolée. Plus de 66 cliniques à travers les États-Unis ont dû mettre la clé sous la porte ces cinq derniers mois, selon l’Institut de recherche Guttmacher. Car depuis le 24 juin dernier, la Cour suprême américaine a révoqué l’arrêt Roe vs. Wade, qui garantissait le droit à l’avortement au niveau fédéral depuis 1973. Désormais, chaque État est donc libre de décider s’il légalise ou non la pratique.
Il n’en aura pas fallu plus pour que les conservateurs se saisissent de l’occasion. Texas, Alabama, Arkansas, Idaho, Kentucky, Louisiane, Missouri, Oklahoma, Dakota du Sud, Tennessee, Virginie occidentale, Mississippi : pas moins de 12 États ont totalement banni le droit à l’avortement sur leur territoire. Tandis que d’autres ont mis en place de fortes restrictions, à l’image de la Géorgie qui n’autorise les IVG que jusqu’à six semaines de grossesse, alors même que la majorité des personnes enceintes ignorent l’être à ce stade.
Et l’avenir ne laisse rien présager de bon. Alors que sept États risquent d’imposer des restrictions à l’avortement, sept autres sont en pleine bataille juridique. C’est par exemple le cas de l’Indiana : en octobre dernier, sa Cour suprême a imposé un moratoire sur l’interdiction quasi-totale de l’IVG, approuvée par le gouverneur et les législateurs républicains, en attendant que la justice statue sur la constitution-nalité de cette loi. Une première victoire pour les cliniques régionales, qui peuvent continuer à fournir leurs services jusqu’à l’audience prévue en janvier prochain.
Accès inégal
Suite à la chute de Roe vs. Wade, les organisations pro-avortement on dû adapter leurs activités. « Nous avons intensifié notre travail d’information et d’éducation, pour veiller à ce que chaque personne concernée connaisse la situation et ses options », explique Marva Sadler. Le travail de plaidoyer auprès des politiques et de la justice occupe aussi une place centrale.
« Un avortement représente beaucoup d’argent. Cela peut aller de 500 à 2500 dollars pour le second trimestre »Marva Sadler, directrice des services cliniques du Whole Women’s Health
Les organisations qui proposent un soutien financier sont extrêmement sollicitées. Car plusieurs personnes se retrouvent à parcourir des centaines de kilomètres pour se rendre dans un État qui les autorise à interrompre leur grossesse. Un sacrifice souvent lourd : « Un avortement représente beaucoup d’argent. Cela peut aller de 500 à 2500 dollars pour le second trimestre », estime Marva Sadler. Aux coûts d’ordre médicaux, s’ajoutent des frais de voyage, de transports, de logement, de nourriture, des pertes liées au travail et parfois des frais de garde pour les enfants. Des montants qui peuvent dépasser les 4000 dollars en cas de complications, d’après une étude du New York Times. Sans parler du fait que la plupart des États où l’avortement est légal n’autorisent pas la prise en charge par les assurances.
Une situation qui affecte particulièrement les communautés racisées, pauvres et sans-papiers. En comparaison avec les femmes blanches, le taux d’avortement est près de quatre fois plus élevé chez les femmes noires, et près de deux fois chez les femmes d’origine hispanique, d’après les dernières données des Centers for Disease Control and Prevention en 2019. Des disparités que l’institut explique notamment par «des facteurs structurels», comme «l’inégalité d’accès à des services de planning familial de qualité», «la méfiance à l’égard du système médical» et «le désavantage économique». En effet, les statistiques de 2020 des bureaux nationaux du recensement de la population et du travail montrent que les personnes noires (19.5 %) et latinos (17 %) sont deux fois plus touchées par la pauvreté que les personnes blanches (8 %). La directrice des services cliniques du Whole Women’s Health ne mâche pas ses mots. «Nous vivons dans une société polarisée, où certaines personnes ont accès à leurs droits reproductifs, mais pas les plus défavorisées. Nous avons échoué en tant que pays.»
Les voisins à la rescousse
Si l’IVG reste légale dans une quinzaine d’États américains, il s’avère parfois plus pratique de traverser les frontières, jusqu’au Canada ou au Mexique. L’association féministe Las Libres peut en témoigner. «Chaque semaine, nous rece-vons plus de 100 appels des États-Unis», explique Verónica Cruz, la présidente. Une demande qui est montée en flèche : «Avant la décision de la Cour suprême, les contacts se limitaient aux États frontaliers. Mais maintenant ça vient du pays entier.»
Active au Mexique depuis 22 ans, l’association Las Libres conseille, oriente et accompagne les personnes qui nécessitent un avortement. Celui-ci est dépénalisé dans le pays depuis 2021. Avec l’abrogation de Roe vs. Wade, elles soutiennent aussi la population américaine. S’il y a dix ans on lui avait dit que le Mexique devrait prêter main forte à son voisin, Verónica Cruz n’y aurait pas cru une seconde. «Pendant longtemps, c’était l’inverse. Mais la situation actuelle n’est pas arrivée du jour au lendemain : l’avortement a toujours créé la controverse aux États-Unis. Ses détracteurs ont peu à peu érigé des barrières à son accès.»
Si Las Libres a constitué un solide réseau de cliniques progressistes, leur fer de lance reste les pilules abortives. Hors de prix aux États-Unis – entre 580 et 800 dollars d’après les chiffres du planning familial étasunien –, au Mexique on peut se les procurer pour une vingtaine de dollars, sans ordonnance. « Notre pays a longtemps tenu un double discours : l’avortement était criminalisé, mais le Misoprostol était en libre accès. Cela permettait aux femmes d’avorter, sans que l’Etat doive mettre en place des structures publiques », explique Verónica Cruz.
Certaines patientes traversent dès lors la frontière pour se procurer ce médicament. Et pour celles qui ne peuvent pas voyager, que ce soit à cause de leur statut de séjour ou pour des raisons financières, Las Libres a élaboré son propre système. L’association a développé un réseau de bénévoles – majoritairement des Américaines – qui font l’aller-retour pour fournir gratuitement les pilules à celleux qui en font la demande. Pour des questions de sécurité, aucune des deux parties ne connaît l’identité de l’autre.
Les critiques quant à la fiabilité de cette méthode non-chirurgicale, Verónica Cruz les balaie. «Nous proposons les pilules abortives depuis plus de vingt ans. La majorité préfère cette méthode qui est facile, moins intrusive et sûre, étant préconisée par l’Organisation mondiale de la Santé. Au Mexique, nous avons dû lutter collectivement pour garantir nos droits, en détournant les politiques étatiques. Or, la clandestinité ne signifie pas toujours l’insécurité.»
Si l’avenir reste incertain aux États-Unis, les défenseur∙e∙x∙s du droit à l’avortement promettent de se battre jusqu’au bout. À l’exemple de Marva Sadler, qui évolue dans le milieu de la santé depuis 17 ans. «C’est insupportable de ne pas pouvoir prodiguer des soins fo-damentaux. Cela va prendre du temps de reconstruire un environnement sûr, mais nous ferons tout pour garantir la justice reproductive.»