Tehmeena Rizvi : Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2018. Cette année-là, j’avais quitté Badgam, au Cachemire, pour Delhi, afin de passer mon examen de fonctionnaire.
Yash Verma : Au même moment, je suis parti des États-Unis pour retourner en Inde. J’avais étudié l’informatique en Californie. Après ma formation, je souhaitais passer l’examen de la fonction publique pour devenir fonctionnaire ou diplomate.
Tehmeena : Nous étions ensemble en cours mais nous ne nous sommes pas connus tout de suite. Déménager du Cachemire à Delhi a été un petit choc culturel pour moi.
Yash et moi avions des cercles d’amis complètement différents. Puis, un jour, nous avons commencé à discuter. J’ai remarqué qu’il me regardait différemment des autres. Nous nous sommes aperçus que nous avions un parcours de vie similaire. Nous avons tous les deux 27 ans, nous sommes allés à l’école en même temps, et nous avons les mêmes convictions en matière de spiritualité, croyant en une force supérieure. Mais nous sommes totalement différents sur plein d’autres aspects : nous n’avons pas les mêmes goûts en ce qui concerne la mode, les émissions de TV et, surtout, la musique. Yash aime la pop américaine et le rap, alors que je préfère les classiques ourdous et Bollywood.
Yash : La confiance en soi de Tehmeena est la première chose qui m’a frappé. Elle m’a tout de suite impressionné. Sa beauté m’a attiré, mais seulement au bout de quelques rencontres. Au début, j’étais surtout fasciné par son intelligence et sa sagesse.
Tehmeena : Nous ne pensions pas que notre amitié irait plus loin. Jusqu’à ce que l’amour commence à naître. Et mes doutes aussi. Comment gérer la situation ? Il y a très peu d’unions interreligieuses comme la nôtre, encore moins de mariages. Seulement 4 % des femmes du Cachemire épousent un hindou. Je n’avais pas encore osé le dire à ma famille, même après trois ans de relation. J’avais peur de leur jugement. Je dois dire que je viens d’une famille chiite très religieuse du Cachemire indien : mon père est allé deux fois à La Mecque pour le hajj, ma famille prie cinq fois par jour, ma mère et mes sœurs portent le voile, et j’ai fait de même pendant longtemps. Et puis, dans les familles indiennes musulmanes, il y a aussi des castes. Nous appartenons à celle des Syed, descendants du dernier prophète Mohammed, qui ont émigré d’Iran. Nous nous marions normalement avec des personnes de la même caste. Et les chiites et les sunnites ne se marient en principe pas entre eux.
Yash : Le père de Tehmeena est un homme influent. Comme la famille a beaucoup de succès dans le milieu des affaires, elle est socialement exposée. Si sa fille ne lui obéit pas, c’est problématique pour le père, il est décrédibilisé.
Tehmeena : La plupart des femmes reste pour toujours au Cachemire, très peu quittent la région. C’est pareil au sein de ma famille. Aucune de mes sœurs n’a quitté le foyer avant le mariage. Mais vu que j’étais bonne élève, mes parents m’ont envoyée à Delhi pour mes études. Je suis la seule femme de la famille à avoir quitté le Cachemire pour m’installer à la capitale. C’est la première fois que je voyageais seule.
Des amis de la famille ont entendu parler de ma relation avec Yash et en ont informé mes parents. Ma mère m’a appelée, me disant que je faisais honte à la famille. J’ai essayé de convaincre ma famille durant plus de six mois, en leur répétant que c’était une bonne relation. Je n’ai rencontré que de la résistance. J’ai alors consulté un Maulana, un érudit de l’islam. Il m’a dit que la loi islamique me permettait d’épouser Yash – à condition de nous marier selon les normes isla-miques. Et comme un Maulana est censé régler les conflits au sein de la communauté, il a tenté de parler à mon père. Mais en vain.
Toute cette situation a eu un impact de plus en plus négatif sur ma santé mentale. Toutes les demi-heures, quelqu’un de ma famille m’appelait pour me « sortir » de ma relation. J’ai renoncé à essayer de les convaincre.
Yash : Pour moi, la situation était très différente : je viens d’une famille libérale. J’ai grandi à Delhi et dès l’école primaire, j’ai côtoyé des enfants de toutes les religions et castes. Mes parents sont médecins et travaillent tous les deux. Nous sommes religieux, mais surtout de façon spirituelle. Nous méditons tous. Les différentes conceptions de Dieu qui coexistent sont très importantes pour nous. Nous appartenons à la caste des Kayastha, celle des scribes et des fonctionnaires. Mais dans ma famille on fait abstraction de la caste ou de la religion. Nous sommes tous égaux. Mon père aime tout le monde, il s’intéresse aux musulmans et à leur culture. Dans mon environnement, il n’y a donc eu que peu d’obstacles à ma relation avec Tehmeena. Certains membres de l’entourage familial ont dû s’y habituer, mais sans plus. Mes parents ont aimé Tehmeena telle qu’elle est depuis le début.
Tehmeena : Nous avons décidé de nous marier pendant le confinement du Covid-19. C’était le bon moment, parce que de toute façon, tout restait dans la sphère privée. Il n’y a donc eu qu’un petit mariage chez Yash. Et puis, environ six mois plus tard, il y a eu un vrai grand mariage indien.
Yash : Le mariage a duré près de 7 jours. Chaque journée était remplie d’activités, on dansait et on chantait. Peu de pays savent célébrer les mariages comme l’Inde ! Tous mes proches étaient là, il y avait entre 200 et 300 invités. Et encore, c’est peu pour l’Inde.
Tehmeena : Les grands absents, c’était ma famille. Aucun de mes proches n’est venu. J’ai donc vécu la fête très différemment, même si mes beaux-parents ont vraiment tout fait pour que je vive un magnifique mariage. Ils m’ont traitée comme leur propre fille. Mais personne ne pouvait combler le vide créé par l’absence de mes parents.
Yash : Aucun signe ne laisse présager que nous sommes un couple interreligieux. Nous nous habillons tous les deux de façon occidentale, nous ne nous faisons pas remarquer en public et nous ne nous retrouvons pas dans des contextes où nous pourrions être en danger. Au moins ici où nous vivons, dans le sud de Delhi, le climat social est plus ouvert.
Tehmeena : Nous imaginons l’avenir sur la même lancée qu’actuellement : chacun continue à pratiquer les rites de sa religion, tout en célébrant les fêtes religieuses ensemble, aussi bien la Diwali que la fête de l’Aïd. Notre régime alimentaire est compatible, nous mangeons tous les deux de la viande et ne sommes pas compliqués. Nous envisageons désormais de construire une famille. Nous ne savons pas encore comment nous nous organiserons pour l’éducation, mais nos enfants seront libres de choisir le chemin qui leur convient. La seule chose que nous souhaitons leur transmettre, c’est la foi. Je ne crains pas que mes enfants soient marginalisés à cause de leurs racines. Peut-être que parfois certaines personnes parlent derrière notre dos, mais ça n’a pas d’importance.
Une région disputée
Le statut de la région du Cachemire, dans l’Himalaya, est contesté depuis des décennies. Après la guerre indo-pakistanaise, la région a été divisée : l’État fédéral du Jammu-et-Cachemire a été créé du côté indien, tandis qu’au nord, l’Azad Cachemire et le Gilgit-Baltistan sont passés sous administration pakistanaise. La majorité de la population est musulmane sunnite, les chiites représentant une part beaucoup plus faible de la population. Les gouvernements indien et pakistanais prétendent tous deux être les représentants légitimes des intérêts du Cachemire, ce qui provoque régulièrement des conflits entre les deux nations. En 2019, le statut d’autonomie du Jammu-et-Cachemire a été supprimé et la région a été divisée en deux territoires : le Jammu-et-Cachemire et le Ladakh. La situation au Cachemire est encore aujourd’hui très tendue. La partie indienne est gouvernée depuis des années par des militaires et des forces de police spéciales.
Des relations difficiles
L’Inde est particulièrement restrictive en matière de relations amoureuses et de mariage. Cela s’explique notamment par son système de castes. Inscrit dans les textes védiques millénaires, il existe encore aujourd’hui, bien que la Constitution de 1947 interdise tout traitement défavorable en raison de l’appartenance à une caste. Ce système social fondé sur la religion ne concerne toutefois pas seulement les hindous ; il existe aussi des restrictions liées aux castes dans les communautés musulmane et sikh. Toute relation amoureuse ne doit ainsi avoir lieu qu’au sein de la même caste.
Alors que les relations interreligieuses et inter-castes restaient courantes jusque dans les années 1980, la montée en puissance du nationalisme hindou au cours des dernières décennies a engendré des hostilités et des agressions massives contre les couples qui ne respectaient pas les limites de la caste, mais surtout de la religion. En menant une vaste campagne contre un prétendu Love Jihad, où les femmes hindoues seraient forcées de se convertir dans des relations musulmanes, les nationalistes hindous ont continué à alimenter le climat de peur. Pourtant, les relations interreligieuses sont encore nombreuses aujourd’hui en Inde. Elles sont plus normalisées au sein des populations privilégiées qu’au sein des milieux plus modestes et ruraux.
Plusieurs associations militent pour faire accepter ces unions « mixtes ». Ainsi, l’India Love Project visibilise les couples interreligieux et de castes différentes, mais aussi des couples LGBTIQIA+, afin de montrer qu’il existe une autre Inde. Ce sont surtout des personnes privilégiées, parfois même célèbres, qui y décrivent leur relation. Depuis 2004, l’organisation Dhanak of Humanity, basée à New Delhi, s’est donnée pour mission de soutenir celleux qui sont exposé·e·x·s à l’hostilité, voire à des attaques, en raison de leurs relations interreligieuses. Elle s’engage également contre les crimes d’honneur et les mariages forcés.