L’entreprise qui les vend les appelle « isobox ». C’est aussi le nom que donnent les réfugié·e·x·s du camp aux conteneurs dans lesquels iels vivent. Pourtant, ceux-ci n’isolent en rien. Ni de la chaleur en été, ni du froid qui descend des montagnes en hiver. Ils n’isolent pas plus du bruit, des disputes et de la tension qui flottent dans l’air.
La famille Nikpaw, originaire d’Afghanistan, est composée de quatre personnes. Elle a vécu plus de deux ans dans une isobox de six mètres carrés dans le camp de Mória, sur l’île de Lesbos en mer Égée. Mória était autrefois le plus grand camp de réfugié·e·x·s d’Europe, accueillant jusqu’à 20 000 personnes alors qu’il avait été conçu pour en accueillir 2800. Mir Ahmad, 38 ans, est un ancien soldat. Latifah, 29 ans, a travaillé comme sage-femme à Kaboul. Ils appartiennent à la minorité hazara et ont quitté l’Afghanistan avec leurs deux filles en 2017. La Grèce a rejeté leur demande d’asile quatre années de suite, les contraignant à vivre dans des camps de personnes réfugiées à Lesbos, dont deux ans à Mória.
Sur l’île grecque, les Nikpaw partagent un de ces conteneurs gris avec sept autres familles. Leur espace privé n’est séparé du voisinage que par une fine paroi qui ne filtre aucun bruit. Pas de porte, alors les Nikpaw ont accroché un vieux tapis devant leur petit espace privé dans l’isobox. « N’importe qui pouvait entrer à n’importe quel moment », explique Latifah. La famille dort sur des couvertures à même le sol, les bagages entassés dans un coin de la pièce. La quarantaine de personnes qui habitent le conteneur doivent se partager une toilette et un lavabo.
A l’extérieur, des centaines de personnes dorment dans des tentes qui n’ont ni lavabo ni toilettes. Elles font la queue trois fois par jour pendant des heures pour de la nourriture et de l’eau. Il y a régulièrement des bagarres, des incendies, des coups de couteau. Les femmes craignent d’être violées, et les enfants redoutent les morsures de rat. «Nous restions presque toujours à l’intérieur avec les enfants, de peur qu’il ne leur arrive quelque chose dehors», racontent les Nikpaw. Les voisins se crient dessus toute la nuit, raconte Latifah. Des disputes à propos des toilettes, du nettoyage, de tout. «Nous n’avions pas d’endroit pour exprimer nos émotions, pour évacuer le stress. On se disputait, et après, on se réasseyait. Il n’y avait pas d’endroit pour s’isoler.» Pas d’autre solution que de se rasseoir jusqu’à s’endormir d’épuisement, en espérant que ça irait mieux le lendemain. « Mais souvent, on ne pouvait pas dormir : il y avait régulièrement des incendies, on avait peur », raconte Latifah. « Nous n’avions pas d’autre choix que de rester ensemble, ne serait-ce qu’à cause des enfants », ajoute Mir Ahmad.
Un amour mis à rude épreuve
La Déclaration universelle des droits de l’homme, le droit européen et les droits nationaux protègent le mariage, la famille et la vie privée. Personne n’ose remettre en cause ces droits. Mais en quoi cela serait-il une bonne nouvelle pour des personnes comme les Nikpaw ? Car que reste-t-il de l’amour, lorsque vous avez échappé de justesse à la mort en traversant la Méditerranée et vécu de longues années dans un environnement où tout est fait pour vous démoraliser, pour tenter de vous dissuader de poursuivre votre route, voire vous chasser ?
Latifah est heureuse que les choses ne soient jamais devenues violentes entre eux. Elle est fière de ne pas avoir crié sur lui. Ni sur les enfants. « Quand on aime quelqu’un, on veut aussi le protéger », dit Mir Ahmad. Mais ce n’est pas toujours possible. À son arrivée à Mória, la famille a d’abord été hébergée dans une tente. Une nuit, il y a eu une bagarre collective et des gens les ont piétinés. Latifah a reçu un coup de pied au visage. Mir Ahmad montre sur son téléphone portable des photos du visage tuméfié de sa femme : elle est à peine reconnaissable. Il n’a pas non plus toujours réussi à protéger ses enfants. Sur une photo, une de ses filles a une jambe bandée.
Au début, à Mória, iels recevaient 240 euros par mois. Jusqu’à ce que leur première demande d’asile soit rejetée. À partir de ce moment, plus d’argent. Aimer, c’est parfois vouloir faire plaisir avec de petites attentions. Impossible pour Mir Ahmad. Sur la promenade du port de Mytilène, la capitale de l’île, les ballons colorés, les baklavas et les glaces étaient hors d’atteinte. « Qu’est-ce que tu réponds à ton enfant qui voit les autres recevoir tout cela ? ‘Tais-toi’ ? On se sentait tellement mal. » Les trois demandes d’asile suivantes ont également été rejetées.
Mir Ahmad raconte qu’il a commencé à avoir des « problèmes psychologiques ». Après le deuxième refus, un médecin lui prescrit des médicaments. Mais une boîte coûte 40 euros, et il n’a pas cette somme. Sept mois se sont écoulés depuis la dernière fois qu’une organisation humanitaire lui a donné son traitement. Lorsqu’elle n’arrivait pas à calmer ses maux de tête à Mória, Latifah se rendait parfois à l’infirmerie. La plupart du temps, la file d’attente était trop longue et elle faisait demitour. Quand elle insistait jusqu’à voir enfin un médecin, on lui disait : « Bois de l’eau ! » Ses maux de tête persistaient. Alors, seule la prière aidait.
Mir Ahmad est le cousin de la mère de Latifah. C’est ainsi qu’il l’a rencontrée et épousée. C’était en 2010. Latifah avait 17 ans, un âge déjà avancé pour une fiancée en Afghanistan, Mir Ahmad en avait 26. Iels ont déménagé à Kaboul, il s’est engagé dans l’armée, elle a suivi une formation de sage-femme. « Nous ne voulions pas partir », dit Latifah. Mais les talibans ont d’abord enlevé le frère de Mir Ahmad, puis son père. Après cela, il n’était plus question de rester en Afghanistan.
La cinquième demande d’asile aboutit
En septembre 2020, le camp de Mória est détruit par les flammes. Les personnes qui y vivaient sont transférées au Reception and Identification Centre, un camp nouvellement construit à Lesbos. Là, la famille Nikpaw avait un isobox rien que pour elle. Les camps de réfugié·e·x·s ont pour but de tenir à l’écart les personnes dont l’Europe ne veut pas. C’est le cas en Grèce, il en va de même en Allemagne.
Les Nikpaw croyaient en leur avenir en Europe. Iels voulaient un autre enfant. Leur troisième fille est née en avril 2021. En mai 2022, leur cinquième demande d’asile aboutit. Sans doute en raison de la prise de pouvoir des talibans, la Grèce a modifié sa politique d’accueil. « Merci les États-Unis, merci l’OTAN », plaisantent les Afghan·e·x·s du camp. Les Nikpaw obtiennent l’asile. Mais l’état de Mir Ahmad ne cesse d’empirer.
Une ONG leur a trouvé un petit appartement à Mytilène. Un samedi de septembre 2022, la famille quitte le camp. Elle n’a pas d’argent pour le bus, alors elle marche pendant des kilomètres par 30 degrés, le long de l’étroite route côtière. Latifah tenait ses filles au bord de la route, Mir Ahmad poussait la poussette, son T-shirt collé au dos.
Le nouvel appartement des Niqpaw se trouve au premier étage d’une vieille maison en pierre, dans un quartier résidentiel qui surplombe Mytilène. Deux chambres, une cuisine. La famille est assise sur un matelas posé à même le sol. Depuis cinq ans, c’est son premier appartement. Et maintenant ? « Faire le ménage », répond Latifah. « Je ne sais pas », ajoute Mir Ahmad. « Nous avons besoin de nourriture. » Le couple ne reçoit toujours pas d’argent. Il pourra encore aller chercher les colis de nourriture au camp, à une heure de marche, pendant quelque temps.
Latifah et Mir Ahmad ont officiellement obtenu le statut de réfugié·e. Mais pour pouvoir quitter l’île, il leur faut des papiers, et pour les obtenir, il faut de l’argent. Mais iels n’en n’ont pas. Les Niqpaw ne savent pas à quoi ressemblera leur avenir. « Je ne sais pas comment nous pourrions aller en Europe », dit-elle, « mais ce serait merveilleux. »
La famille de Latifah vit désormais à Recklinghausen, pas loin de Dortmund en Allemagne.