Au milieu des bombardements, la vie de la population ukrainienne suit son cours. Dans le Donbass, des soldats ukrainiens croisent deux adolescentes, qui apportent des fleurs pour célébrer un anniversaire. © Yasuyoshi CHIBA/AFP/KEYSTONE
Au milieu des bombardements, la vie de la population ukrainienne suit son cours. Dans le Donbass, des soldats ukrainiens croisent deux adolescentes, qui apportent des fleurs pour célébrer un anniversaire. © Yasuyoshi CHIBA/AFP/KEYSTONE

MAGAZINE AMNESTY Ukraine Au plus près de la guerre

Par Maurine Mercier*
Il y a un an, la journaliste Maurine Mercier faisait ses bagages pour s’installer à Kyiv. Mais que signifie vivre dans un pays en conflit en tant que reporter de guerre ? Rétrospective.

Le 24 février 2022, lorsque Vladimir Poutine tente de s’emparer du pays tout entier, je suis comme tout le monde, saisie. Très vite, je repense aux babouchkas, à ces grands-mères rencontrées en 2014, à Donetsk. Elles sont contraintes de rester dans une ville en ruine, abandonnées à leur sort. Le monde entier les avait oubliées. Moi aussi. Oubliés aussi, les mois passés dans le Donbass, les petites maisons écrasées par les bombardements incessants, les bruits d’explosion, la terre qui tremble. Les Ukrainiens de la capitale et des grandes villes de l’ouest avaient parfois voulu chasser de leur esprit ce conflit enlisé, parfois lointain. Depuis le 24 février, tous sont devenus ces « grands-mères de Donetsk ».

Après 6 ans en Afrique du Nord, à raconter notamment la guerre en Libye, je décide d’emménager en Ukraine. Non pas pour couvrir une nouvelle guerre, mais pour continuer à couvrir celle que j’avais vu naître 8 ans auparavant.

En novembre 2014, dans les rues résidentielles de Donetsk, des combats de rue viennent s’ajouter aux tirs de l’artillerie. Au volant, Yuri, la quarantaine : «Il faut bien que je travaille, j’ai un enfant à nourrir.» C’est lui qui a accepté de m’emmener dans ces quartiers où les observateurs de l’OSCE ne veulent plus se risquer parce que trop risqué. Yuri a ce réflexe : il lâche ses mains du volant et engage une marche arrière d’une rapidité qui surprendra jusqu’à sa «vieille bagnole», que personne n’aurait pensé encore capable d’un tel exploit. Yuri vient de nous extirper d’une mauvaise passe. «Ce sont des Russes !», lâche-t-il, le souffle court. Dans une petite rue, au beau milieu de civils pris au piège, des soldats ukrainiens face à d’autres soldats, bien mieux équipés. La Russie fait mine de n’engager aucun Russe dans la guerre du Donbass. Quelques années plus tard, je réaliserai que nous y avions rencontré les milices de Wagner.

«Il faudra plusieurs mois pour que je voie les Ukrainiens enfin s’autoriser à pleurer. À lâcher prise. À rire aussi.»

Je n’ai pas l’habitude de parler de moi. Mon métier, c’est de faire parler ceux qui subissent la guerre. Vivre dans un pays en guerre, c’est tenter de mettre en lumière ces vies qui ont basculé. C’est aussi se heurter à l’impossibilité de couvrir la guerre des deux côtés, alors qu’il le faudrait. Mais la Russie n’accorde pas de visas aux journalistes étrangers.

Vivre dans ce pays en guerre, l’Ukraine, c’est voir une population se mobiliser comme un seul homme. Ici, depuis longtemps, on a appris à ne pas compter sur l’État, «souvent inefficient» et «corrompu». Dès les premières heures, les citoyens ont organisé une aide humanitaire plus efficace et rapide que l’aide étatique. Ils récoltent des fonds et importent tout, jusqu’à de l’armement pour leurs soldats sur le front.

Vivre en Ukraine, c’est voir cette résistance, cette résilience, mais ce traumatisme collectif aussi, qui s’abat en février sur 42 millions d’habitants. Il faudra plusieurs mois pour que je voie les Ukrainiens enfin s’autoriser à pleurer. À lâcher prise. À rire aussi. Parce que pour tenir, il faut pleurer et rire. En ce début de nouvelle année, dans un restaurant de Kyiv, des humoristes défilent sur une petite scène. Rire du pire, de la guerre aussi. La salle entière rit aux éclats. Aujourd’hui, en Ukraine, jusqu’au centre-ville de la capitale, tout le monde est touché par la guerre. Chacun a des proches engagés sur le front. Chaque cimetière doit creuser déjà les tombes pour les prochains soldats qui tomberont.

Vivre comme correspondante en Ukraine, c’est tenter de pénétrer le plus rapidement possible dans ces villes tout juste libérées, y recueillir des témoignages, durant des jours, de personnes traumatisées. Boutcha, Irpin, Kherson. Découvrir des villes aux bâtiments éventrés. Recueillir la parole de ces civils qui parfois, épuisés, vous disent : «Que ce soient les Ukrainiens ou les Russes qui l’emportent, je m’en fiche. Je n’en peux plus, je veux juste que la guerre se termine.»

Être reporter dans un pays en guerre, c’est devoir faire face. Aux cadavres de civils qui jonchent le sol, comme à Boutcha ; aux corps des soldats sur les champs de bataille minés que l’on retrouve parfois des mois après, comme à Kherson. C’est voir ces images qu’on préférerait ne jamais voir.

Mais vivre dans un pays en guerre, c’est aussi pouvoir mieux cerner ces zones grises, multiples. Dans la ville de Mykolaev, un soldat ukrainien écoeuré explique : «Oui, ce sont des Ukrainiens qui balancent les coordonnées de nos planques à l’armée russe pour nous bombarder. Oui, nous sommes bien obligés d’utiliser les écoles, ainsi que tous les espaces publics suffisamment vastes. Parce que nous ne pouvons pas dormir dehors. Que feriez-vous d’une brigade de 250 hommes ? Il nous faut des locaux pour nous cacher, des cuisines pour se faire à manger.» À Mykolaev, les enfants doivent étudier à distance depuis le début de la guerre, les écoles sont souvent transformées en casernes. «Regardez cette école. Heureusement les services de renseignement ont pu nous alerter avant qu’on ne se fasse bombarder». Ce sont les voisins, fatigués de voir des militaires se cacher à proximité qui les ont «balancés».

Vivre dans un pays en guerre, comme journaliste, c’est monter ses sujets parfois à trois heures du matin, parce que l’électricité est revenue tard dans la nuit seulement. C’est être réveillée en sursaut par des bruits sourds d’explosion. Puis, se ruer sur son téléphone, explorer comme tous les Ukrainiens les fils Telegram pour tenter de cerner où les bombes sont tombées, savoir s’il y a des victimes.

Être dans un pays en guerre, c’est souvent être en état d’hypervigilance. Lulia, 25 ans, comme tant d’autres Ukrainiens, a dû se résigner à prendre des anxiolytiques. «Je ne dormais plus. Je croyais entendre les sirènes et allais réveiller mes parents pour qu’ils se mettent à l’abri. Je n’étais plus moi-même, je devenais parfois agressive. J’ai dû appeler une psy pour lui dire : aidez-moi !»

Vivre dans cette Ukraine en guerre, c’est trouver des montagnes d’avocats et de litchis dans les supermarchés de la capitale, les derniers téléphones portables… Les chaînes d’approvisionnement fonctionnent pratiquement comme avant. Mais c’est voir aussi un militaire s’agenouiller devant sa petite fille de 2 ans à la gare de Kyiv pour lui dire au revoir. Et se demander si ce père reviendra.

Tous les Ukrainiens font désormais face à ce qui, durant 8 ans, se résumait au «conflit du Donbass». Tous ont dû apprendre à vivre avec la guerre, «parce qu’on n’a pas le choix», résume Inna, interprète. Olga a 9 ans. Après la pandémie, la guerre, elle doit suivre ses cours à distance depuis bientôt 3 ans. Elle m’explique : «Papa est à la guerre. J’ai peur pour lui. Mais je lui envoie des messages. J’ai juste peur qu’il les lise au mauvais moment et que cela le déconcentre…», Olga braque sa petite main transformée en pistolet sur sa tête pour bien me faire comprendre, « … et PSHHHHHHH, qu’il se fasse tuer».

En un an, j’ai déjà perdu 2 amis. Imaginez combien en ont perdu ceux qui vivent ici depuis toujours.

C’est tout cela vivre en Ukraine comme journaliste.