L’offre était trop alléchante pour être refusée : on avait promis à Nop 1000 dollars américains mensuels, ainsi que le gîte et le couvert. Au milieu de la pandémie qui étranglait l’économie de son pays natal, la Thaïlande, l’emploi proposé sur Facebook était une lueur d’espoir pour cet homme alors âgé d’à peine 40 ans. Mais l’espoir s’est vite transformé en cauchemar : Nop a été emprisonné, extorqué et battu. Pendant des mois, il a vécu dans la peur. Il a depuis retrouvé la liberté – mais d’autres continuent d’essayer d’échapper à la violence.
Nop, qui ne veut pas donner son nom complet pour se protéger, est l’une des milliers de victimes des trafiquant∙e∙x∙s d’êtres humains qui ont fait entrer leur modèle commercial criminel dans l’ère numérique pendant la crise du Covid-19 – et qui tiennent encore aujourd’hui les pays émergents d’Asie en haleine. Les gens de l’ombre, ces maîtres du crime venant de Chine selon les autorités, forcent leurs cibles à frauder massivement en ligne. Celles qui obtiennent trop peu d’argent sont punies, celles qui veulent s’échapper risquent leur vie.
La peur et la honte
Nop avait posé sa candidature pour un poste de bureau dans un casino au Cambodge, pays voisin de la Thaïlande. Lorsqu’il est arrivé fin 2021 dans la ville côtière de Sihanoukville, très appréciée des touristes chinois∙e∙x∙s, il a tout de suite remarqué que quelque chose clochait. Il a été emmené au quatrième étage d’un immeuble qui est devenu sa prison. Ses prétendu∙e∙x∙s employeur∙euse∙x∙s ont confisqué ses documents de voyage et son téléphone portable. « J’ai été enfermé dans une pièce », raconte Nop des mois plus tard aux journalistes du Club des correspondants étrangers de Bangkok. « J’ai compris à ce moment-là que j’avais été piégé. »
Nop porte une casquette de baseball et un masque respiratoire qui recouvre presque entièrement son visage. Il ne veut pas être reconnu ; non seulement par peur des groupes criminels dont il parle, mais aussi par honte de ce qu’il a été contraint de faire pendant ses six mois de captivité.
Dans le cadre de la gigantesque opération d’escroquerie mise en place au Cambodge par des bandes criminelles, il a été amené à devenir lui-même un délinquant. Sa mission consistait à dépouiller des compatriotes en Thaïlande de leurs économies. La méthode est simple mais efficace : Nop prenait contact avec ses victimes via des faux profils sur des applications de rencontre. Après avoir gagné leur confiance, il les persuadait d’investir de l’argent via des plateformes de trading en ligne manipulées.
Ses surveillant∙e∙x∙s dans l’usine à fraude cambodgienne lui auraient demandé de collecter des milliers de dollars américains chaque mois – et l’auraient menacé de le violenter s’il n’y parvenait pas, raconte Nop.
Industrie d’exploitation
Lui et les dizaines de codétenus du casino cambodgien n’étaient pas seuls. Les espaces de bureau pour la fraude en ligne forcée s’étaient alors étendus depuis longtemps à Sihanoukville, à la capitale Phnom Penh et à d’autres régions du Cambodge. Des cas similaires ont également été signalés au Laos et au Myanmar.
L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) estime que des milliers – voire des dizaines de milliers – de personnes ont été piégées au Cambodge, comme Nop. Les Thaïlandais∙es∙x ne sont pas les seules victimes : ces bandes criminelles recrutent également au Vietnam, aux Philippines, à Taïwan, en Indonésie et en Malaisie. Les personnes qui tombent dans leurs filets sont en général chargées d’attirer des personnes de leur pays d’origine dans différentes arnaques – parfois sous la forme de prétendus portails d’investissement, parfois avec de faux sites de jeux de hasard et parfois comme soutien à de prétendu∙e∙x∙s amant∙e∙x∙s en ligne.
La police locale estime que des centaines de millions de dollars ont ainsi été dérobés depuis le début de la crise du Coronavirus. La pandémie a agi comme un catalyseur pour le trafic d’êtres humains dans la fraude en ligne. À Sihanoukville, l’un des centres de l’industrie d’exploitation en plein essor, une industrie du jeu douteuse a longtemps assuré de bons revenus – ce sont surtout les touristes chinois∙es∙x qui venaient jouer. Selon Jason Tower, spécialiste de l’Asie du Sud-Est qui travaille dans la région pour l’Institut des États-Unis pour la paix, bon nombre des plus de 100 salles de jeux et casinos disséminés dans la ville ont des liens avec les réseaux criminels chinois. « Lorsque les joueurs chinois n’ont plus pu venir à cause de la pandémie, ils ont eu un gros problème. » Les gens de l’ombre ont donc dû se réorienter, comme le constate également l’UNODC : la fraude en ligne est devenue pour beaucoup leur nouvelle activité principale.
Selon ses propres mots, Nop ne voulait rien avoir à faire avec cela. Mais ses surveillant∙e∙x∙s lui ont dit qu’iels ne le laisseraient repartir que contre le paiement de près de 4000 francs – une somme qu’il aurait été incapable de trouver, comme il le racontera plus tard. Nop a donc fait ce qu’on lui a demandé. En raison d’une surveillance vidéo 24h/24, il n’avait que très peu d’occasions d’envoyer des appels à l’aide. Un message adressé aux autorités cambodgiennes a échoué. Nop a vu comment un Vietnamien qui tentait de s’enfuir a été maltraité.
Plusieurs mois plus tard, il s’est lui aussi fait prendre alors qu’il tentait d’alerter la police thaïlandaise. En guise de punition, il a été enfermé dans une pièce complètement obscure. « On m’a frappé au visage et dans le dos avec une matraque électrique. J’ai été privé de nourriture pendant trois jours. »
De la torture au meurtre
Après leur libération, plusieurs victimes ont raconté avoir subi des mauvais traitements similaires. Des rapports indiquent également que des détenu∙e∙x∙s qui avaient désobéi aux ordres ont été tué∙e∙x∙s. Les personnes concernées vivaient un « enfer sur terre », où la torture et la mort leur étaient régulièrement infligées, déclarait en août Vitit Muntarbhorn, rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits humains au Cambodge.
Nop doit sa liberté à un groupe de bénévoles de la fondation thaïlandaise Immanuel Foundation, spécialisée dans l’aide aux victimes de traite d’êtres humains. En juillet dernier, après plus de six mois d’efforts, iels ont réussi à aider Nop à traverser la frontière pour la Thaïlande. Lors d’une rencontre dans un immense building à Bangkok, Jaruwat Jinmonca, le créateur de la fondation chrétienne, raconte comment il procède lors de ses actions de libération. Actuellement, il est préoccupé par le cas de 27 victimes thaïlandaises qui sont toujours retenues dans un bâtiment au Cambodge et qui l’ont appelé à l’aide.
Faire sortir les personnes directement de leur lieu de détention est trop dangereux. Il attend donc que les trafiquant∙e∙x∙s emmènent leurs victimes dans un nouveau lieu, la rotation régulière des personnes détenues étant courante. « C’est en dehors de leurs bâtiments que nous parvenons le plus facilement à aider les victimes. »
La police locale ne leur est d’aucune aide, dit-il. Jaruwat reproche aux autorités cambodgiennes de ne pas en faire assez pour lutter contre ces crimes. En septembre, face à la pression publique, des rafles ont certes eu lieu, au cours desquelles environ 1000 personnes ont été libérées. « Mais la corruption permet aux coupables de s’en sortir sans être inquiétés. Et chaque fois qu’une installation ferme, une autre ouvre à nouveau », déclare Jaruwat. Les arrestations isolées de ces derniers mois se sont apparemment limitées à des personnes jouant un rôle subalterne dans le réseau de trafic d’êtres humains. Jaruwat demande un soutien international. « Ce n’est que si la communauté internationale fait pression sur le gouvernement cambodgien que la situation changera », affirme-t-il. Le rapporteur spécial de l’ONU, Vitit Muntarbhorn, demande également que le Cambodge prenne des contre-mesures avec plus de véhémence.
Pour Nop, le calvaire n’est pas encore terminé, même des mois après sa libération. Il a été inculpé pour son implication dans des affaires d’escroquerie en ligne en Thaïlande. Il doit maintenant prouver au tribunal qu’il était victime et non coupable.