Chaque jeudi, les «Lionnes» offrent un espace de parole aux femmes qui vivent (ou ont vécu) dans la rue et à celles en situation de précarité. © Jean-Marie Banderet / Amnesty Suisse
Chaque jeudi, les «Lionnes» offrent un espace de parole aux femmes qui vivent (ou ont vécu) dans la rue et à celles en situation de précarité. © Jean-Marie Banderet / Amnesty Suisse

MAGAZINE AMNESTY Suisse Un espace de partage libérateur

Par Jean-Marie Banderet et Olalla Piñeiro Trigo. Article paru dans le magazine AMNESTY n°112, mars 2023.
À Renens, les « Lionnes » ont ouvert une maison pour accueillir des femmes en situation de précarité et sans-abri. Reportage dans les locaux d’un collectif basé sur l’expérience des pairs.

«Si t’arrives à faire une seule nuit dehors à Lausanne sans qu’on te demande des services sexuels ou qu’on tente de t’agresser, c’est un miracle.» Fanny, la vingtaine, sait de quoi elle parle. Comme la plupart des autres Lionnes présentes au «café du jeudi» qui se tient aujourd’hui sur la terrasse, malgré le froid qui a fait son apparition, elle a fait l’expérience de la rue. Assises en cercle entre la maison et le potager dont elles s’occupent, Gaby, Cléo, Fanny et Fanni prennent tour à tour la parole.

Café, cigarettes et mandarines rythment les échanges. «On se reconnaît dans les histoires des autres. Quand on est au fond du trou, on a besoin de soutien», révèle Fanny.

Les Lionnes, c’est un collectif exclusivement composé de femmes touchées par la précarité, sans-abri ou qui ont déjà vécu dans la rue. Tout a démarré en 2019, dans le cadre de discussions sur les hébergements d’urgence menées par la commune de Renens, dans le canton de Vaud. Un groupe de réflexion s’est créé, composé de membres de la municipalité, de travailleuses sociales de la Fondation Le Relais ainsi que de Caritas, et de personnes concernées. Leur leitmotiv : créer un lieu de solidarité et d’intégration destiné aux femmes. «Les hébergements d’urgence vaudois, largement mixtes, ne sont pas adaptés aux besoins de cette population. Bien souvent elle ne s’y sent pas en sécurité», explique Patricia Fontannaz, l’une des travailleuses sociales hors murs qui accompagnent le projet.

Selon les chiffres officiels de la Ville de Lausanne, l’agglomération offre 250 places d’hébergement pendant la période hivernale. Deux lieux d’accueil disposent respectivement de 11 et 9 lits réservés pour les femmes.

Par et pour les femmes

C’est ainsi que cette ancienne habitation, nichée au cœur d’un quartier résidentiel de Renens, s’est transformée en maison pensée pour les femmes. Toutes celles qui s’y retrouvent ont appris son existence par le bouche à oreille. Le rez-de-chaussée est destiné aux activités de l’association. On y trouve une grande table de réunion, des sofas, un espace friperie, une salle d’informatique pour l’envoi d’e-mails ou la rédaction de CV, une petite cuisine et des toilettes. C’est là que se discutent les projets d’animation tels que des ateliers de couture, des groupes de parole ou la mise à disposition de protections hygiéniques gratuites. Le collectif a aussi créé un potager en permaculture ; dehors, les plantes et herbes aromatiques poussent en abondance et chacune peut se servir.

À l’étage, cinq chambres et une pièce de vie commune, décorées de meubles scandinaves et fonctionnels, sont mises à disposition de femmes qui n’ont pas d’autre endroit où aller. «Nous logeons des femmes en difficulté financière pour une durée de six mois renouvelable», explique un travailleur social de Caritas, qui s’occupe de la réinsertion des bénéficiaires.

En échange d’un loyer de quelques centaines de francs, elles y trouvent une adresse postale, souvent indispensable pour se régulariser. Mais surtout, un endroit où poser leurs valises et souffler un instant. Une sorte de «tremplin» qui permet de stabiliser sa situation avant de trouver une solution à plus long terme. Certaines locataires viennent de sortir de la rue, d’autres sont là car elles occupent un emploi précaire. Aucune d’entre elles n’a pu assister au «café du jeudi» car elles travaillent toutes cet après-midi.

Ce qui fait l’originalité du lieu, c’est qu’il a été réalisé par des femmes qui ont fait l’expérience de la rue à un moment donné de leur vie. «Aucune autre structure n’est comme celle-ci. Elle a été imaginée collectivement pour répondre aux besoins des femmes», affirme Cléo. C’est justement ce vécu qui facilite les échanges. Car avoir pour interlocutrices des «pairs» des femmes qui ont un parcours de vie similaire au leur, permet à chacune de se sentir mieux comprise. Comme le manque de sécurité et les risques d’agression, omniprésents lorsqu’on est une femme à la rue. «On ne dort que d’un œil», déclare Fanny. «On se sent comme un morceau de viande. T’es jamais rassurée, tu gardes tes chaussures pour te défendre», ajoute son homonyme. Dans les hébergements nocturnes d’urgence, destinés avant tout à accueillir le plus de monde possible, l’intimité est un «luxe». «On est entourées de mecs, parfois un simple rideau nous sépare. Le matin, il arrive que des veilleurs ouvrent la porte alors qu’on se change.» «Même quand on mange, on n’est pas tranquilles ! On se fait toujours draguer», plaisante en demi-teinte Gaby, la doyenne du groupe présent aujourd’hui. Cette situation pousse certaines à se tourner vers des hébergements alternatifs, fréquemment contre des services sexuels.

Le projet est l’aboutissement d’une collaboration entre la municipalité et l’office du logement de Renens, des professionnel·le·x·s du travail social et les Lionnes. L’occasion pour elles de puiser dans leur expérience vécue pour esquisser les contours de ce lieu particulier.

Pouvoir se ressourcer

Comme à chaque fois, les participantes commencent par leur «météo du bien-être». Un tour de table où se mêlent l’annonce que l’une a trouvé un logement, la maladie et la dépression du conjoint de l’autre, la perte d’un ami moins chanceux connu dans la rue. Invisibilisées dans l’espace public, ces femmes trouvent ici l’espace qui leur permet de faire entendre leur voix et de trouver du soutien. «Une bouffée d’air frais, un moment de répit dans ce monde en ébullition» à en croire Fanny.

Le collectif accueille volontiers des externes pour discuter de collaborations. Aujourd’hui, une des bibliothécaires de Vevey est venue parler d’un projet d’exposition et de conférences sur le thème du bien-être. Elle propose d’y intégrer le vécu de femmes qui ont connu la précarité. «La précarité, ce n’est pas seulement être à la rue», précise Gaby. «C’est aussi le fait de ne pas avoir accès à un lieu sûr où dormir. C’est la réalité de beaucoup de gens.» Celle qui a été banquière, franche et avec une certaine gouaille a fréquenté de nombreux squats au cours de sa vie, à Londres, en Suisse et en Italie. «Lorsqu’on est à la rue, on devient un peu des animaux. On délaisse sa santé, on ne se soucie plus de sa façon de manger.»

Se retrouver dans ce groupe de femmes, c’est un peu comme jouer au détective. D’abord réservées, les Lionnes livrent peu à peu quelques bribes de leur vie. On peut y deviner des éléments de ce qui a fait basculer leurs vies à un moment donné. Mais on y retrouve surtout la sagesse qu’elles ont tirée des obstacles qu’elles ont réussi à surmonter, et l’envie de partager leur expérience. «J’avais besoin de me retrouver avec moi-même. J’avais aussi envie d’échanger avec des femmes qui ont un parcours de vie similaire au mien et d’amener mon propre vécu», raconte Mindy qui a rejoint le groupe. Après avoir connu la rue, ces femmes ont voulu aider leurs consœurs à sortir la tête de l’eau, en leur offrant un endroit sécurisé.

À l’heure où la lumière commence à manquer, Fanni s’en va à son cours de kung-fu, un petit groupe jette un œil dans la friperie avant de rejoindre leur famille, Gaby et Mindy s’échangent leurs numéros pour aller manger une fondue à l’occasion. Chacune rentre en emportant une part de sérénité.