Opprimée depuis des décennies par un régime théocratique, la population iranienne réclame un changement fondamental du système. © Getty Images
Opprimée depuis des décennies par un régime théocratique, la population iranienne réclame un changement fondamental du système. © Getty Images

MAGAZINE AMNESTY Soulèvement en Iran Le peuple dos au mur

Propos recueillis par Manuela Reimann Graf. Article paru dans le magazine AMNESTY n°112, mars 2023.
Les images des manifestations en Iran ont fait le tour du monde. Mais comment expliquer le courage des manifestant·e·x·s qui continuent de lutter malgré une répression féroce ? Entretien avec la journaliste Solmaz Khorsand.
> AMNESTY : Les informations et les images d’Iran nous arrivent au compte-goutte. Où en est le mouvement contestataire ?

< Solmaz Khorsand : Jusqu’à la fin de l’année 2022, les gens étaient très actifs, mais depuis, c’est plus calme. Vu d’ici, on s’attend à voir des foules dans la rue, des poubelles en feu. En réalité, la résistance en Iran prend d’autres formes. Ainsi, on entend crier des slogans chaque nuit, on découvre de nouveaux tags sur les murs chaque matin.

> Où les gens trouvent-ils le courage de continuer à résister malgré les arrestations et les exécutions ?

< Les Iraniens vivent dans ce système répressif depuis 44 ans. Ils sont dos au mur, ils n’ont plus rien à perdre. Apparemment, cela leur donne ce courage, que j’admire beaucoup. Je trouve que les Occidentaux ont tort de dire «ça pourrait être nous». Nous ne savons pas ce que signifie vivre dans un système totalitaire. Nous sommes bien trop confortés dans nos acquis démocratiques et notre liberté ; nous ne connaissons plus les raisons profondes pour lesquelles les gens descendent dans la rue en Iran. Ce n’est donc pas un hasard si les femmes afghanes ont été les premières à exprimer leur solidarité avec les Iraniennes. Elles ont tout de suite compris ce qui se passait en Iran – car elles-mêmes sont privées de liberté, elles ne peuvent plus aller à l’école et à l’université. Il faut selon moi différencier cette forme de solidarité de celle qui existe en Occident.

> En quoi la vague de manifestations actuelle est-elle différente des précédentes ?

< Cette fois-ci, l’élément déclencheur a été la mort de Jina Mahsa Amini, arrêtée par la police des moeurs parce qu’elle ne portait soi-disant pas correctement le hijab. La population iranienne, hommes et femmes confondus, peuvent s’identifier à cet événement. Les hommes voient leurs sœurs, leurs femmes et leurs amies embarquées et revenir traumatisées. Ce qui est arrivé à Mahsa Amini n’est en fait pas extraordinaire en Iran – sauf que cette fois-ci, elle est morte sous les coups de la police. Autre particularité : Mahsa Amini est Kurde. Depuis l’instauration de la République islamique, son ethnie a subi de la violence. C’est pourquoi ses membres se sont organisés et disciplinés dans leur résistance, plus que d’autres groupes. Ils ont acquis de l’expérience, notamment lorsque les villes kurdes ont fait l’objet d’attaques après la révolution de 1979 ou à nouveau lors de la guerre Iran-Irak. Outre les Kurdes, d’autres ethnies marginalisées se battent, comme la population du Baloutchistan, la région la plus pauvre du pays. Là-bas, les forces de sécurité agissent de manière particulièrement dure. Elles tirent sans sommation – chose qu’elles ne peuvent pas se permettre aussi facilement à Téhéran. Ce qui est particulier dans ces manifestations, c’est que les hommes et les femmes, mais aussi les différentes ethnies, descendent dans la rue côte à côte. La grande solidarité avec les habitants du Kurdistan et du Sistan-Baloutchistan est un phénomène unique.

> Les personnes qui descendent dans la rue ont-elles un objectif commun ? Car il ne s’agit plus seulement de défendre les droits des femmes…

< Le but ultime est le renversement du régime. Il y a bien sûr aussi des revendications particulières, comme le droit à un salaire ou une pension décents. La République islamique manque de tout, rien ne fonctionne. Elle échoue sur tous les fronts, sauf en ce qui concerne l’excès de violence, qu’elle gère sans problème. Et les Iraniens le savent bien. Le régime perd sa légitimité depuis des années et chaque vague de protestation entraîne la perte de sympathisants. Bien sûr, il ne faut pas s’attendre à ce que le noyau dur des partisans rejoigne tout de suite les protestataires, mais il n’est pas exclu que cela arrive un jour. Surtout lorsque les enfants de l’élite au pouvoir qui participent également aux manifestations sont emprisonnés ou même tués, comme ce fut le cas lors du «mouvement vert» de 2009. De tels dérapages poussent les partisans du régime à changer d’avis. Mais cela ne se fait pas du jour au lendemain.

> Qui soutient encore le gouvernement actuel ?

< Les pères fondateurs de la République islamique ont conçu la Révolution comme un projet pour les pauvres. Ils ont fait beaucoup pour les classes inférieures, notamment en facilitant l’accès à l’éducation. Cette couche de la population a commencé à chuter dans la pauvreté dès 2017 avec la hausse du prix des denrées alimentaires, suivie de celle de l’essence en 2019. Pour tenter de les garder dans son giron, la République islamique a augmenté les salaires de quelques postes clés. Ainsi, les forces de sécurité ont été augmentées de 20 % dès le début des manifestations. Les Gardiens de la révolution ne font pas seulement partie de l’appareil de répression et de pouvoir ; ils contrôlent de facto l’économie. Ils savent que leur survie est liée à l’existence de la République islamique. C’est pourquoi ils s’accrochent au système par tous les moyens. Ils n’ont pas d’autre choix. Où pourraient-ils aller, vu les sanctions internationales ? Et bien sûr, ils ont aussi peur. Ils se souviennent de ce qu’il s’est passé lors de la révolution de 1979 : les dirigeants d’alors avaient été éliminés. C’est pourquoi l’élite veut éviter par tous les moyens un renversement du gouvernement. Les milieux de l’opposition en sont conscients. Ils plaident pour offrir aux partisans du régime une «porte de sortie» afin de les motiver à rompre avec la République islamique. Pour réussir une transition, il faut – même si c’est impopulaire – collaborer à un moment ou à un autre avec ceux contre lesquels on se bat. Mais il est également clair que les plus grands criminels ne doivent en aucun cas participer aux négociations.

> Que pouvons-nous faire pour aider les Iranien·ne·x·s ?

< Beaucoup de gens sont déçus par le peu de sanctions prises par la communauté internationale contre les représentants du gouvernement iranien. Ils vivent en liberté et dans le luxe aux frais du peuple iranien, tandis que les Iraniens meurent dans la rue. En tant que journaliste, je souhaite que l’on continue à informer de manière rigoureuse et qu’il ne soit pas nécessaire de relayer des exécutions et rendre compte d’effusions de sang pour que le niveau d’attention reste élevé. Si les politiciens occidentaux tiennent à se montrer solidaires avec les manifestants, ils peuvent puiser dans les propositions formulées par les activistes. Ils pourraient ainsi s’engager à faciliter l’obtention de visas pour les Iraniens qui souhaitent faire venir des membres de leur famille. Ou coopérer avec les universités et inviter des étudiants, comme cela a été fait avec des universités en Ukraine. Il faudrait également mettre fin aux expulsions des demandeurs d’asile iraniens, car celles-ci ne sont définitivement pas un signe de solidarité.