«Tu es de Genève ? Je me suis senti comme à la maison aux Parfums de Beyrouth !», confie Mohamed Badarne, lorsqu’il parle de son voyage en Suisse. En novembre dernier, le photographe palestinien s’est rendu à Genève, Berne et Zurich pour présenter The Forgotten Team, sa dernière expo sur les travailleurs migrants au Qatar. Cheveux épais attachés dans un haut chignon, barbe poivre et sel, plaisanterie facile, Mohamed est de ceux qui savent vous mettre à l’aise.
Plongeur dans un restaurant, main d’œuvre à la ferme, serveur dans une échoppe de shawarmas à Tel Aviv, prof de lycée, activiste dans des organisations humanitaires : à 45 ans, Mohamed Badarne a navigué un peu partout avant de devenir photographe sur le tard, «un peu par hasard». «Un de mes amis aimait mes photos et m’a poussé à me lancer», raconte celui qui a posé ses bagages à Berlin.
Il a alors commencé à immortaliser son propre terrain, la Palestine. Des ouvriers sans protection, l’innocence d’enfants qui jouent dans un village privé d’électricité et d’eau, un couple marié au milieu d’un village détruit ; en somme, la vie quotidienne d’une population qui vit sous occupation. «Je veux me servir de l’image pour mettre en lumière les injustices sociales. Mon activisme n’est pas un choix, il est né par le simple fait d’avoir grandi en Palestine, dans un endroit opprimé.»
Pas qu’un cliché
C’est sans trop de surprise que The Forgotten Team s’inscrit dans cette suite logique. «J’étais au Qatar pour mon vernissage. J’y étais traité comme un privilégié. J’ai voulu montrer ce qui se cachait derrière le luxe et les hôtels cinq étoiles.» En cinq ans, Mohamed a arpenté incognito les chantiers de Doha et les lieux fréquentés par les personnes migrantes, celles qui ont rendu la Coupe du monde possible. Avec l’objectif de sensibiliser le public à leurs conditions de travail précaires et leur souffrance. «Les visages de ces ouvriers resteront gravés dans l’histoire, comme un témoignage.»
Mais la photographie n’est pas une fin en soi, plutôt un outil. Car ce qui intéresse Mohamed, c’est l’humain derrière l’objectif. «Tu collabores avec des personnes qui ont des besoins particuliers, des histoires difficiles. Mon travail ne se limite pas à les photographier. Ce qui m’importe, c’est leur histoire.» Créer des liens fait partie du processus : il apprend à connaître ses sujets, a voyagé au Népal pour rencontrer les familles des travailleurs migrants et reste en contact avec la majorité. Il a aussi créé des fonds de soutien pour les enfants d’ouvriers – aujourd’hui décédés.
Rendre leur «dignité» aux populations vulnérables constitue le carburant du photographe, qui se montre critique à l’égard du regard occidental. Mohamed se refuse à montrer ses sujets dans une position de victimes et susciter la pitié, comme les peuples arabes et africains sont souvent représentés. Selon lui, c’est son vécu qui lui permet de livrer une vision plus proche de la réalité. «Je m’identifie facilement à mes sujets car j’ai moi aussi occupé des jobs précaires ; je viens d’une famille de huit frères et sœurs et partage des codes culturels similaires. J’ai une vision moins fantasmée sur leur réalité du fait que moi aussi, je me fais arrêter parce que je m’appelle Mohamed.»