MEMOIRE DE GÉNOCIDE
New York, 1918. Arshaluys Mardigian, 16 ans, est débarquée sur Ellis Island, seule. Rescapée du génocide arménien mené par l’Empire ottoman contre son peuple, elle est l’unique survivante de sa famille. Sauf un frère, qui a émigré aux États-Unis avant les premiers massacres. Décidée à retrouver la seule famille qui lui reste, ses recherches la mènent à la rencontre de deux journalistes à qui elle raconte son histoire, d’abord pour une annonce de recherche. De cette petite annonce naît un récit en douze chapitres, qui suscite l’intérêt de Hollywood. Invitée à interpréter le rôle principal, Arshaluys devient actrice de sa propre histoire dans le film muet Auction of Souls qui sera un grand succès au box-office en 1919. Aurora’s Sunrise, de la réalisatrice Inna Sahakyan, retrace l’histoire hors norme de Arshaluys (lumière de l’aube en arménien), de son enfance heureuse avec ses sept frères et soeurs dans la petite ville de Tchimichgadzak, au calvaire des déportations et de sa nouvelle vie aux États-Unis. Après avoir vécu des atrocités innommables, elle se retrouve déchirée entre deux impératifs inconciliables : témoigner – une mission que le commandant et désormais héros national Andranik Toros Ozanian lui a confiée – et tenter d’oublier pour se reconstruire. Ce récit bouleversant est raconté au moyen d’une technique d’animation en mouvements limités, maniée avec brio par les équipes artistiques arméniennes et lituaniennes. Un récit qui embarque le public dans des images d’un réalisme et d’une beauté à couper le souffle : des paysages montagneux, des décors intérieurs art nouveau, des portraits finement travaillés. À ces chefs-d’oeuvre picturaux sont mêlés des fragments d’archives du film muet de 1919, des clichés témoignant des actes génocidaires et des extraits d’interviews d’Arshaluys. Dans une interview de 1975, Arshaluys, alors âgée de 74 ans déclarait : « Si les Turcs avaient été punis après la Première Guerre mondiale, le génocide juif n’aurait pas eu lieu. Je ne veux pas voir les Turcs punis par le fusil ou l’épée, mais qu’ils soient jugés. » À l’heure où la Turquie nie toujours ce premier génocide du XXe siècle qui a fait 1.2 million de morts et où la menace d’épuration ethnique plane sur le Haut-Karabakh, Aurora’s Sunrise réactive cette mémoire et rend hommage au courage des survivant·e·x·s. Par Anaïd Lindemann
Aurora's sunrise, Inna Sahakyan, 2022, 96 minutes
- 10 mars à 20h, espace Pitoëff - Théâtre
- 14 mars à 18h45, Grütli - salle Langlois
Au cœur de l'investigation
En juillet 2021, l’ébullition règne dans plusieurs rédactions à travers le monde. Dix-sept médias s’apprêtent à publier simultanément le fruit d’un an et demi d’enquête. Le public apprend que des gouvernements ont massivement espionné des personnalités de la société civile et leurs proches. Dans un documentaire, Laurent Richard et Sandrine Rigaud, respectivement fondateur et rédactrice en chef de Forbidden Stories – la plateforme qui a coordonné le projet –, reviennent sur ce travail de longue haleine. Avec prudence et discrétion, les journalistes accumulent des informations sur un logiciel de surveillance électronique baptisé « Pegasus ». Ce puissant outil s’infiltre dans les téléphones et accède aux données les plus confidentielles, de la localisation GPS aux appels et messages reçus et envoyés. L’enquête se concentre sur l’entreprise israélienne NSO Group, qui commercialise le logiciel. Contrairement à ses affirmations, la start-up a vendu son système à des régimes autoritaires et répressifs. En recherchant cibles et commanditaires, l’ampleur mondiale du scandale se dévoile. Avec l’aide technique d’Amnesty International et sa cellule de sécurité, des traces de Pegasus sont détectées dans plusieurs téléphones portables. Du Mexique à l’Azerbaïdjan, le désarroi envahit les victimes à l’annonce de cette mise à nu. Et la perplexité s’empare de l’équipe d’enquête face à un secteur des technologies dépourvu de garde-fous. La dernière partie du film s’interroge sur les conséquences et les actions entreprises dans l’Union européenne et aux États- Unis. Deux ans après les publications, l’affaire Pegasus résonne encore, nous rappelant la fragilité de la protection de nos vies privées. Par Aurélie Kohler
Pegasus, un espion dans votre poche, Anne Poiret et Arthur Bouvart, 2023, 108 minutes
- 15 mars à 20h45, espace Pitoëff - Théâtre
- 18 mars à 20h45, Grütli, salle Langlois
Domination institutionnalisée
Née dans une famille kurde soudée par son amour pour la musique, Mutlu Kaya chante merveilleusement bien. Repérée par l’émission Sesi Çok Güzel, elle se rend à Istanbul pour participer à ce concours de jeunes talents. De retour dans sa ville natale de Ergani, au sud-est de la Turquie, pour se préparer à la finale, elle reçoit une balle dans la tête le soir du 15 mars 2015. Le tireur, un homme dont elle avait refusé la demande en mariage, la laisse pour morte. Mutlu, dont le nom signifie « heureuse », passe 58 jours aux soins intensifs, pendant lesquels ses parents, ses cinq soeurs et ses deux frères se relayent pour camper devant l’hôpital. La balle restée logée dans son crâne la contraint à une longue et difficile rééducation. De son corps, mais aussi – peut-être même surtout – de sa voix. Puis en 2020, sa soeur Dilek est elle aussi victime de la violence d’un prétendant. Mais elle n’aura pas la même chance et ne survivra pas. Encouragée par la popularité qu’elle a gagnée sur TikTok, Mutlu s’empare de la question du féminicide pour écrire une chanson de protestation. Dans ce documentaire qui couvre près de sept ans, la réalisatrice turque Ayse Toprak et le réalisateur britannique Nick Read interrogent la société turque contemporaine. On y devine la fracture entre la capitale et la province, où le poids de la tradition patriarcale pèse sur tous les pans de la société. On (re)vit aussi les manifestations féministes à l’heure du retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul au printemps 2021. « On apprend aux garçons qu’ils sont maîtres de leur destin », résume le plus jeune frère de Mutlu. « Pas étonnant qu’ils n’acceptent pas qu’on aille contre leur volonté. » Plus proche de la génération Z, le cadet de la fratrie apporte pourtant une lueur d’espoir et laisse percevoir un changement de paradigme dans la façon dont les plus jeunes appréhendent les relations entre les genres. Par Jean-Marie Banderet
My Name is Happy, Nick Read, Ayse Toprak, 2022, 88 minutes
- 11 mars à 19h30, espace Pitoëff - Grande salle
- 14 mars à 20h30 espace Pitoëff - Grande salle