«N’ayez pas peur, nous sommes tous ensemble !» Moins connu en Suisse que «Femme, Vie, Liberté», ce slogan qui résonne dans les rues des villes iraniennes illustre pourtant l’état d’esprit de la population qui se soulève contre la répression politique. C’est particulièrement vrai pour la jeunesse, analyse l’avocate genevoise Mitra Sohrabi. «L’accès de la jeunesse iranienne à l’information, notamment celle véhiculée sur les réseaux sociaux, offre une alternative à la propagande de la République islamique qui ‘lobotomise’ celles et ceux qui sont nés sous le régime.»
Profil de femme stylisé sur le devant, illustration de manifestantes tirée d’une BD de Marjane Satrapi sur l’arrière, le T-shirt qu’elles arborent toutes affiche leur soutien aux Iraniennes. Elles sont six femmes, Suissesses d’origine iranienne – à l’exception d’une –, à être venues parler de leur engagement pour l’Iran dans les bureaux d’Amnesty à Genève. Six esprits acérés et complices qui animent une discussion passionnée. «Nous avons toutes été choquées par le crescendo sanguinaire des Gardiens de la révolution. Marquer notre soutien depuis la Suisse s’est imposé comme une évidence.» En quelques mois, Mercedes Novier, Leila Delarive, Patricia Bally, Tatiana Daneschwar Roux, Mitra Sohrabi et Isabelle Peillon ont su se faire une place sur les ondes de la RTS, dans les colonnes du Temps, de Blick et jusque dans la NZZ.
Tout remonte à octobre dernier, lorsque les deux premières fondent Zan, Zendegui, Azadi Suisse (Femme, Vie, Liberté en persan), une association pour soutenir et renforcer les droits des femmes en Iran et ailleurs. Helvétique, féministe, apolitique et sans affiliation religieuse, la jeune structure qui compte aujourd’hui quelque 150 membres a l’intention de faire bouger les lignes de la politique étrangère suisse. Et quel meilleur moyen d’attirer l’attention des parlementaires que de mobiliser l’opinion publique en faisant du bruit dans les médias ? Les six femmes ont récemment interpellé le Conseil fédéral. Elles espèrent que d’ici fin mars, à la suite de la prochaine session parlementaire, la diplomatie helvétique se sera alignée sur les sanctions prises par l’Union européenne.
Les membres de la jeune association se sont rapidement bâti une solide légitimité grâce à une recette complexe : «pas de lutte d’égo, une complémentarité entre nos domaines de compétence (droit, communication), des liens familiaux et culturels forts avec l’Iran et une très grande rigueur dans notre travail, ‘par peur d’être prises en défaut’», explique Patricia Bally. Il y a également chez elles une connaissance profonde et un amour de l’Iran, de sa culture, transmis par leurs familles respectives. Un attachement à la culture préislamique partagé par bon nombre de personnes d’Iran et de la diaspora. «En 1979, même Khomeini n’a pas osé interdire les fêtes zoroastriennes», souligne Mitra Sohrabi. Le mouvement contestataire actuel puise lui aussi dans ce passé pour remettre en cause les fondements de la République islamique.
«Nous n’avions que quelques minutes par jour pendant lesquelles WhatsApp fonctionnait.»
Leila Delarive
Outre le plaidoyer et la présence dans les médias, l’association participe à l’organisation de manifestations – la dernière en date, le 24 novembre à Genève, a réuni plusieurs centaines de personnes. Une exposition ainsi qu’une conférence devraient également bientôt voir le jour à Lausanne et à Genève. Le collectif est aussi très actif sur les réseaux sociaux via une chaîne de solidarité digitale pour soutenir la jeunesse iranienne et faire écho à ses revendications.
Communication verrouillée
Coupures régulières d’internet, communications téléphoniques sur écoute, messageries surveillées : les échanges avec la famille ou les proches en Iran sont extrêmement limités. «Ma mère s’est rendue sur place après le 16 septembre, raconte Leila Delarive, qui a quitté le barreau pour créer une plateforme de publicité digitale. Nous n’avions que quelques minutes par jour pendant lesquelles WhatsApp fonctionnait. Je vous laisse imaginer l’angoisse d’être sans nouvelles d’un parent proche plongé dans ce contexte.» Impossible de s’informer directement auprès de ses connaissances au pays. Mercedes Novier, avocate dans le canton de Vaud, ajoute : «Beaucoup n’osent pas dire grand-chose au téléphone, par peur de représailles sur les membres de leur famille.» De toute façon, la plupart des personnes qui vivent sur place ignorent tout de ce qui se passe réellement, à moins que ce soit devant chez elles : le régime verrouille tous les médias officiels. Ne restent comme sources d’information fiables que les quelques agences de presse iraniennes à l’étranger. Et encore, seulement celles qui font un fact-checking rigoureux et protègent leurs sources correctement. Quant aux vidéos tournées par des «journalistes citoyens» sur les réseaux sociaux, beaucoup sont interceptées par la censure de la République islamique.
Et «dans l’autre sens» ? Mercedes Novier raconte ces messages reçus de femmes vivant en Iran qui avaient vu sur Instagram les images de la manifestation organisée sur la place des Nations : «Elles étaient étonnées de la foule qui était venue soutenir leur pays. Elles nous remerciaient pour nos actions et essayent de nous suivre sur les réseaux.» Même lacunaires, les messages de soutien en provenance de la diaspora participent à l’endurance du mouvement de contestation, qui dure depuis septembre 2022. «C’est particulièrement vrai pour la jeunesse iranienne, hyper connectée, qui se retrouve confrontée au ‘clash’ entre ce qu’elle vit au quotidien sous le régime et ce qu’elle voit du monde extérieur via les réseaux sociaux», analyse Tatiana Daneschwar Roux.
Entre les deux, un troisième acteur, extrêmement puissant, tente de briser les liens entre les Iranien·ne·x·s et leurs contacts à l’étranger : le ministère du renseignement. Les services secrets iraniens sont très développés et suréquipés. Mais surtout, ils n’ont pas de limites : le «Vaja» est placé sous l’autorité directe du Guide suprême de la Révolution, et échappe donc à tout contrôle juridictionnel. En plus des écoutes téléphoniques et de la surveillance des communications en ligne, le renseignement iranien a régulièrement recours à l’infiltration. De nombreuses organisations opposées à la République islamique en ont fait les frais, en Iran comme à l’étranger. Un rapport du Service de renseignement de la Confédération (SRC) datant de 2020 pointait du doigt l’activité des services secrets iraniens. Le SRC a également constaté une intensification de l’activité iranienne depuis l’automne dernier, selon les informations recueillies par la télévision alémanique SRF. Consciente de ce danger, Zan, Zendegui, Azadi Suisse préfère recruter ses membres parmi son réseau, mais aussi au niveau local. Elle est aujourd’hui composée en grande majorité de Suisse·sse·x·s. Les services secrets n’hésitent pas non plus à menacer les personnes jugées trop critiques. Le 24 janvier, le 19h30 de la RTS révélait que les intimidations contre des membres de la diaspora iranienne de Suisse qui avaient déclaré publiquement leur soutien aux manifestations étaient en forte hausse.
«Notre combat s’arrêtera le jour où nous fêterons la chute de la République islamique sur la place de la liberté à Téhéran.»
Mitra Sohrabi
Déterminées à ne rien lâcher
Depuis 1979, la République islamique a connu plusieurs vagues de protestation. Et les Gardiens de la révolution ont à chaque fois écrasé ces mouvements avec une extrême brutalité. Jusqu’à présent, le régime s’est maintenu en faisant régner la terreur. Faut-il alors s’attendre à ce que la révolte catalysée par la mort de Jina Mahsa Amini subisse le même sort que celles de 2019 ou de 2009 ? «Non», répondent les activistes. Entre autres car cette même jeunesse qui est à l’origine du mouvement est prête à tout. Car le pays est en banqueroute : plus de 60 % de la population, la majorité ayant fait de hautes études, vit en dessous du seuil de pauvreté.
L’Iran manque d’eau. Les infrastructures énergétiques et le système de santé ne fonctionnent pas correctement. Le bilan écologique est catastrophique. Selon Mitra Sohrabi, «à la différence de 2009 – où l’enjeu était de choisir entre conservateurs et modérés –, c’est aujourd’hui l’existence même de la République islamique qui est rejetée.» Elle observe également que la diaspora et la jeunesse iranienne sont unies dans leur désir de renverser le gouvernement. Reste encore à se mettre d’accord sur une figure unique – le fils du Shah pourrait se profiler – pour prendre les rênes du pays pendant la période de transition. Une chose est sûre, elles n’abandonneront pas. «Notre combat s’arrêtera le jour où nous fêterons la chute de la République islamique sur la place de la liberté à Téhéran.»