De nombreuses personnes qui ne peuvent se déplacer par elles-mêmes dépendent de proches ou de volontaires, comme ici dans la ville ukrainienne de Bakhmout, près d’un bâtiment endommagé par une frappe militaire russe. © REUTERS
De nombreuses personnes qui ne peuvent se déplacer par elles-mêmes dépendent de proches ou de volontaires, comme ici dans la ville ukrainienne de Bakhmout, près d’un bâtiment endommagé par une frappe militaire russe. © REUTERS

MAGAZINE AMNESTY Handicap Double peine

Par Olalla Piñeiro Trigo. Article paru dans le magazine AMNESTY n°113, juin 2023.
Infrastructures inaccessibles, exposition à la violence, isolement : lorsqu’elles se retrouvent au cœur d’un conflit, les personnes en situation de handicap connaissent de nombreuses difficultés, tant sur place que durant l’exil.

«Les nombreux obstacles auxquels font déjà face au quotidien les personnes en situation de handicap sont exacerbés en temps de guerre », explique Laura Mills, chercheuse à Amnesty International sur les groupes vulnérables durant les crises. Le simple fait d’appréhender le danger est complexe : par exemple, une personne avec un trouble visuel aura plus de peine à identifier les situations de violence, tandis qu’une personne sourde ne se rendra pas toujours compte des tirs ou explosions à proximité. Selon une étude de Médecins sans frontières, elles sont exposées à des risques plus élevés, ayant jusqu’à trois fois plus de possibilités d’être blessées ou tuées.

Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés estime à 12 millions le nombre de personnes réfugiées ou déplacées avec un handicap. Dans le droit international relatif à l’asile, elles sont considérées comme des groupes vulnérables, et doivent être prioritaires. Pourtant, s’exiler lorsque l’on a un handicap relève du parcours du combattant : les différentes limitations (physiques, intellectuelles, sensorielles…) compliquent drastiquement la fuite.

«Le personnel est en sous-effectif, d’autant plus en temps de guerre. Des personnes restent cloitrées dans leur chambre et n’ont pas vu le soleil depuis des mois. C’est comme mourir à petit feu.»
Laura Mills, chercheuse à Amnesty International sur les groupes vulnérables durant les crises

Rester, faute de moyens

Les personnes en situation de handicap sont par conséquent souvent laissées à l’abandon. Car avec la guerre, c’est tout leur réseau d’aide qui est démantelé : les soignant·e·x·s mais aussi leurs proches. «Dans de nombreux pays, le système de santé publique est défaillant. Au Myanmar ou en Ukraine, les personnes handicapées comptent beaucoup sur leur famille et leurs voisins pour les aider dans les soins ou leur quotidien. Lorsque ceux-ci quittent leur pays, elles se retrouvent seules», explique Laura Mills. Selon la chercheuse, cette charge ne devrait pas exclusivement reposer sur les proches. «J’ai  parlé à des Ukrainiens qui ont fait le sacrifice de rester avec leurs proches handicapés pour ne pas les abandonner ou les ont évacués eux-mêmes. Or ce rôle devrait être assuré par l’État, même s’il faut souligner que l’Ukraine fait son possible.» En avril dernier, le Beobachter mettait justement en évidence le cas d’un réfugié handicapé ukrainien arrivé en Suisse, dont la route de l’exil s’est transformée en vrai périple à cause de transports inadaptés.

La majorité n’a alors souvent pas d’autre choix que de rester sur place, dans son propre logement ou dans des institutions sociales qui manquent cruellement de moyens. «Le personnel est en sous-effectif, d’autant plus en temps de guerre. Des personnes restent cloitrées dans leur chambre et n’ont pas vu le soleil depuis des mois. C’est comme mourir à petit feu.»

Infrastructures inadaptées

Celles qui parviennent à fuir se retrouvent dans des camps de déplacé∙e∙x∙s aux infrastructures inadaptées. Une étude publiée en 2022 par l’ONG Handicap international montre qu’au Yémen, les personnes handicapées sont particulièrement défavorisées : 81 % d’entre elles ont déclaré ne pas avoir accès aux services humanitaires de base. Laura Mills arrive au même constat pour l’Ukraine. «Les camps de déplacés que nous avons visités ne sont pas adaptés. Les toilettes, les points d’eau ou de collecte sont inaccessibles pour les personnes en chaise roulante, et les informations ne sont pas communiquées en tenant compte des besoins spécifiques, comme en braille par exemple.»

On retrouve ce type de manquements dans d’autres situations de crise. Les séismes qui ont frappé la Turquie et la Syrie en février dernier le montrent : le dernier rapport d’Amnesty International signale que sur les 21 sites visités, les installations sanitaires collectives et la nourriture étaient inaccessibles aux personnes à mobilité réduite. « Une approche ‘standard’ des solutions d’hébergement d’urgence exclut les critères spécifiques permettant aux personnes en situation de handicap de vivre dans la dignité et empêche un grand nombre d’entre elles d’avoir accès à l’aide humanitaire de la même façon que les autres bénéficiaires », indique Matthew Wells, directeur adjoint en charge des recherches au sein du département Réaction aux crises d’Amnesty. Selon un sondage de Handicap international, plus de 92 % des acteurs sur le terrain estiment que les personnes avec handicap ne sont pas suffisamment prises en compte dans les crises. Des lacunes qui vont à l’encontre de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, qui oblige – selon son article 11 – les États à prendre « toutes les mesures nécessaires » pour assurer leur protection dans les situations de risque.

Intégration compliquée

Le processus d’asile et l’intégration dans les pays d’accueil restent truffés d’obstacles. La Suisse s’engage depuis 1950 à accueillir des contingents comprenant des personnes réfugiées malades, handicapées ou âgées. Pour la période 2022-2023, le Conseil fédéral a annoncé en accueillir 1820. L’Organisation suisse d’aide aux réfugiés a d’ailleurs adressé une liste de standards minimaux à appliquer dans les centres fédéraux d’asile (CFA) pour les réfugié∙e∙x∙s en situation de vulnérabilité. Elle demande entre autres une formation spécifique du personnel d’encadrement, un accès aux soins psychologiques et des infrastructures adaptées, comme l’installation de rampes ou des inscriptions en langage simplifié.

Mais la réalité semble toute autre. En 2022, le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU a exposé les dysfonctionnements de la Suisse en matière d’asile. Il considère notamment que, dans les CFA, « les demandeurs d’asile handicapés ont des difficultés à bénéficier de soins, d’infrastructures et d’équipements médicaux spécialisés, de moyens de communication accessibles, d’aménagements raisonnables et de l’appui d’un personnel qualifié ». Les foyers cantonaux accueillant les personnes avec un permis F ou N ne sont pas non plus pensés pour les personnes avec un handicap, surtout physique. « Il n’y a pas toujours d’ascenseurs, les couloirs sont trop étroits et les plans de cuisine trop hauts pour des personnes en chaise roulante », explique Irin*, une travailleuse sociale qui a préféré garder l’anonymat.

De vrais défis se posent aussi en matière d’intégration. « Avec un budget limité, trouver un logement adapté et à proximité des services de santé est extrêmement compliqué », explique Irin. En matière d’éducation aussi, les barrières sont nombreuses. « Selon le type de handicap, apprendre une nouvelle langue est quasiment impossible et le système d’apprentissage n’est pas toujours adapté. Obtenir une place pour un enfant handicapé dans une école spécialisée peut prendre plusieurs mois : cela a un impact sur les parents, qui n’ont pas forcément de famille sur place, et doivent attendre l’admission pour obtenir une solution de garde », poursuit Irin.

L’aspect financier, enfin, est également un frein important à l’autonomisation. Presque aucune personne réfugiée ne peut bénéficier de l’assurance-invalidité (AI), car il faut généralement prouver que le handicap est survenu après l’arrivée en Suisse. « On a refusé l’AI à une fille aveugle dont je m’occupais, sous motif que c’était antérieur à son arrivée. Elle est motivée à travailler mais avec un système d’apprentissage inadapté et la barrière linguistique, elle n’arrive pas à apprendre une nouvelle langue. Elle n’a que 16 ans et finira à l’aide sociale toute sa vie. C’est scandaleux », s’insurge Irin. Par ailleurs, les données relatives au handicap sont sous-estimées. « Plusieurs personnes âgées ont des handicaps non reconnus, comme la surdité ou des démences. On le banalise avec l’âge », explique Laura Mills. Une méconnaissance qui empêche l’accès à des prestations indispensables.

Mais des initiatives tentent de faire bouger les choses. Tandis que le Secrétariat d’État aux migrations élabore un guide pour les personnes réfugiées ayant « des besoins particuliers », l’« Initiative pour l’inclusion » lancée en avril vise à améliorer les conditions de toutes les personnes en situation de handicap en Suisse.

 

* Prénom d’emprunt.