Si vous deviez citer un pays européen dans lequel manifester est une pratique courante, lequel choisiriez-vous ? Vu de Suisse romande, la France arrive aisément en tête. La proximité géographique et culturelle y est sans doute pour beaucoup, mais l’ampleur et la fréquence des mouvements contestataires dans ce pays voisin également. Sans compter les récentes manifestations contre le relèvement de l’âge de la retraite, les rassemblements qui dépassent le million de personnes dans les rues ont ponctué la France aux XXe et XXIe siècles – on se souvient du mouvement des Gilets jaunes en 2018 et 2019, des manifestations contre le projet de loi sur les retraites d’Éric Woerth en 2010 ou contre le Contrat première embauche (CPE) de Nicolas Sarkozy en 2006. Au total, depuis 2002, ce sont ainsi plus de 25 épisodes distincts qui ont connu une mobilisation massive dans la rue. Plus tôt et dans un autre registre, Mai 68 ou les mouvements de grève de 1936 ont également durablement marqué les esprits, bien au-delà de l’Hexagone. Faut-il pour autant considérer la France comme une « terre de manifestation » ?
«Je ne sais pas s’il existe un caractère ‘gaulois’ querelleur et râleur et je me méfie beaucoup de ces psychologies des peuples.»
Erik Neveu, sociologue et professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Rennes
En comparaison, la Grève des femmes en 2019 avec son demi-million de personnes ou la manifestation contre la Loi sur les étrangers et l’intégration en 2004, qui a réuni environ 100 000 personnes à Berne, sont bien plus modestes. Une différence qui s’explique notamment par des institutions politiques très contrastées. «D’un côté, on a en Suisse un État fédéral, une démocratie directe, avec beaucoup de points d’entrée pour la contestation politique», explique la sociologue Florence Passy, professeure associée à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne. «Les organisations tripartites entre l’État, l’économie et les syndicats permettent de régler beaucoup de conflits. Ce n’est qu’en dernier recours que les syndicats descendent dans la rue. À l’inverse, l’État français n’a que peu d’ouverture institutionnelle pour inclure les demandes de personnes qui expriment un désaccord avec le gouvernement ou demandent une extension des droits et des libertés.» Par ailleurs, la philosophie politique républicaine ne reconnait que le citoyen-électeur, qui exprime son opinion lors des élections. Pour Érik Neveu, sociologue et professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Rennes, «on oublie souvent combien la démocratie française est pathologiquement privée de contrepoids et de dispositifs d’écoute».
Aux origines de la manifestation
«Je ne sais pas s’il existe un caractère ‘gaulois’ querelleur et râleur et je me méfie beaucoup de ces psychologies des peuples... sauf si on en explique la genèse et les conditions sociales de persistance», poursuit Érik Neveu. Mais encore faut-il identifier cette genèse. «Si on perd nos retraites, Macron perd sa tête», pouvait-on lire sur des pancartes brandies dans les rues de Paris en janvier dernier. Si la Révolution française est souvent utilisée comme référence historique, ce n’est pourtant pas là qu’il faut chercher l’origine des manifestations sous la forme que nous connaissons en France, explique Danielle Tartakowsky, historienne et professeure émérite de l’université Paris 8. Car il manque une condition cruciale dans le contexte de 1789: le suffrage universel.
Selon la spécialiste de l’histoire sociale et politique dans la France du XXe siècle, c’est en 1909 qu’aura lieu la première manifestation à proprement parler. Cette année, des mouvements de protestation éclatent un peu partout en Europe à la suite de l’arrestation et de la condamnation à mort de l’anarchiste espagnol Francisco Ferrer. À Paris, un cortège organisé par les anarchistes finira en pugilat avec la police. Quatre jours après cet événement, le 17 octobre, la première manifestation pacifique organisée en France réunira entre 60 000 et 100 000 personnes dans la rue. Notifiée la veille, elle a obtenu l’aval de la préfecture. Les socialistes et les anarchistes qui l’organisent en assurent également le service d’ordre, sans intervention des forces de l’ordre. Alors que les réunions sur la voie publique sont prohibées depuis 1881 et systématiquement réprimées par la police dans la France du début du XXe siècle, d’autres États européens sont plus avancés à cette époque. C’est le cas notamment de l’Allemagne, qui a inscrit la liberté de manifester dans sa Loi d’Empire relative aux droits fondamentaux du peuple allemand en 1848, rappelle Florence Passy.
«Pendant une vingtaine d’années, à partir du premier septennat de François Mitterrand, une série de manifestations a débouché sur des changements concrets.»
Danielle Tartakowsky, historienne et professeure émérite de l’université Paris 8
Succès suivis d’échecs
«Pendant une vingtaine d’années, à partir du premier septennat de François Mitterrand, une série de manifestations a débouché sur des changements concrets», analyse Danielle Tartakowsky. «Au courant de cette période, la manifestation s’est progressivement imposée de facto comme un élément du processus d’élaboration législative.» De 1984 à 2002, droite catholique, associations, mouvements estudiantins et syndicats remporteront tour à tour des victoires. «Il est intéressant de relever que la séquence s’ouvre sur la droite, mais couvrira l’ensemble de l’échiquier politique.» En 1984 par exemple, le président Mitterrand est contraint de retirer la loi – pourtant votée – qui limitait le financement public des écoles privées sous la pression d’une forte mobilisation de la droite. Le ministre qui avait porté la loi démissionne dans la foulée. Des scénarios similaires se reproduiront au cours de la douzaine d’événements qui composent la séquence : retrait de la loi ou du projet de loi, suivi parfois d’une démission. Les séquences de cohabitation ou des divisions internes au sein de la majorité créent des brèches pour les revendications portées dans la rue.
Puis en 2003, changement de paradigme : «Ce n’est pas la rue qui gouverne», déclarait le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin en réponse à la manifestation syndicale contre le projet de loi Fillon sur les retraites. Depuis le passage au quinquennat à la fin du premier mandat de Jacques Chirac en 2002, il n’y a plus de situation de cohabitation. Sans opposition entre l’exécutif et le législatif, toutes les mobilisations, que ce soit de droite (contre le mariage pour tous) ou de gauche (essentiellement sur les retraites), se soldent par des échecs, à l’exception du CPE, retiré sous la pression des lycéens et des syndicats en 2006.
«Il y a en France une certaine 'culture du conflit'. Pourtant, cette forme de contestation est présente dans beaucoup d’autres contextes, y compris en Suisse.»
Florence Passy, professeure associée à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne
Au cours de cette nouvelle séquence, les gouvernements successifs ont imposé toute une série de réformes qui ont rogné des acquis sociaux, et ajouté des exigences supplémentaires pour le départ en retraite. En faisant la sourde oreille, ils ont misé sur l’épuisement des revendications. « Avec Emmanuel Macron, on a franchi un seuil supplémentaire : même Nicolas Sarkozy n’avait pas osé aller aussi loin dans le déni de l’existence même des syndicats», déclare Danielle Tartakowsky. Lors de ces bras de fer, le gouvernement joue la montre. «L’État sait qu’il tient le couteau par le manche. L’organisation de la manifestation ou les caisses communes pour soutenir les grévistes ne durent qu’un temps», explique Florence Passy. S’agissant de la crise actuelle autour de la réforme des retraites, Érik Neveu déclare : «Que le mouvement soit condamné à s’essouffler, c’est une évidence tant on ne peut imaginer des manifestations se répétant sur des mois et semestres. La résignation est autre chose. Ce mouvement a montré un rejet massif de la réforme, – on le voit dans les manifestations, mais aussi dans les sondages et prises de position, jusqu’aux petits patrons du bâtiment. Sans qu’on puisse raisonnablement faire des pronostics de durée, de formes, il rayonnera longtemps encore.»
Pour Florence Passy, il y a en France une certaine «culture du conflit», comme en témoigne la couverture médiatique des violences qui accompagnent certains rassemblements. Pourtant, cette forme de contestation est présente dans beaucoup d’autres contextes, y compris en Suisse. Paradoxalement, elle y est moins visible mais plus efficace, puisqu’elle a davantage d’emprise sur les processus décisionnels des institutions.