Entre des rouleaux de papier toilette et des cartons empilés d’huile de tournesol, de riz et de bouillie pour bébé, Proskovii Bondar sert le repas de midi à la seule table de la pièce. Elle appelle les enfants à descendre des lits superposés disposés côte à côte. Sur l’un, deux frères regardent l’écran d’un smartphone ; sur un autre, une fillette cache sa poupée et hésite à venir : elle n’a pas faim, prétend-elle. Pendant ce temps, Larisa Bondar, la fille de Proskovii, emballe à la hâte des biens de première nécessité dans des petits sacs pour les réfugié∙e∙x∙s ukrainien∙ne∙x∙s – 400 colis sont déjà prêts. Trois des lits superposés plient sous leur poids. Les sacs seront bientôt enlevés. D’autres lits restent vides. Fraîchement recouverts, ils attendent les personnes fuyant les bombardements qui frappent l’Ukraine pour se rendre à Chișinău.
Plus de 937 000 Ukrainien∙ne∙x∙s sont arrivé∙e∙x∙s jusqu’à présent en Moldavie. La plupart a poursuivi le voyage, mais environ 104 000 personnes ont posé leurs valises ici. Par rapport à ses 2,6 millions d’habitant∙e∙x∙s, la république post-soviétique, située entre la Roumanie et l’Ukraine, a donc accueilli plus d’Ukrainien·ne·x·s que tout autre pays d’Europe.
Depuis août 2022, Larisa Bondar vit avec ses enfants dans un entrepôt transformé en lieu d’accueil, à Chișinău. Une ONG locale, le Congrès national des Ukrainiens de la République de Moldavie (NKRM) a loué des espaces commerciaux en périphérie de la ville, au sous-sol d’un nouvel immeuble de seize étages, pour en faire des unités d’habitation. Une cinquantaine de personnes à la fois peuvent y être hébergées, généralement pour une seule nuit.
Régulièrement, un bus en provenance de la ville ukrainienne de Mykolaïv, rempli de femmes et d’enfants, arrive de nuit à Chișinău, avant de poursuivre sa route dès le lendemain matin vers l’Allemagne ou l’Autriche. Parmi les personnes qui continueront le voyage, il y a cette femme qui attend à l’extérieur, cahiers et dossiers à la main, pour montrer ses documents aux autorités moldaves. La jeune mère qui a quitté Kiev il y a trois jours seulement avec son bébé de dix mois et qui tente maintenant, pour une nuit, de couvrir un lit d’un voile blanc comme s’il s’agissait d’un berceau, ne restera pas non plus.
Jusqu’à présent, environ 6000 personnes ont transité par les centres d’hébergement du NKRM. La famille Bondar est l’une des rares à rester plus longtemps. Le travail dans le centre avance rapidement, notamment grâce aux mains généreuses de Larisa et de Proskovii. Le mari de Larisa devrait bientôt arriver. Le citoyen géorgien est en train de renouveler son passeport à Tbilissi.
Réalité décevante
La recherche d’un avenir meilleur a d’abord conduit Larisa et sa famille – originaires d’Ukraine – en Allemagne. Mais la jeune femme de 33 ans s’est vite rendu compte que la réalité là-bas n’était pas aussi idéale que ce dont elle avait rêvé. Les Bondar ont tout d’abord dû dormir dans une tente au bord de la route, puis ils se sont retrouvé∙e∙s dans un camp de réfugié∙e∙x∙s, « surpeuplé et sale » selon les dires de Larisa. La famille a ensuite réussi à se rendre dans le Limbourg en Hesse, où elle n’a appris qu’un seul mot : « attendre ».
La République de Moldavie – pourtant le pays le plus pauvre d’Europe avec une inflation de plus de 40 % – a donné plus de chance aux Bondar. « Ici, au moins, on se sent humain. » Mais il y a aussi des raisons pratiques de rester ici : « Il n’y a pas de barrière linguistique. Nous pouvons communiquer en russe », explique Larisa Bondar. Avant février 2022, les Ukrainien∙ne∙x∙s étaient la deuxième plus grande minorité ethnique de Moldavie, après les Roumain∙e∙x∙s, mais avant les Russes. La proximité de la Moldavie avec l’Ukraine est stratégique pour de nombreuses personnes fuyant le pays : elles peuvent se rendre plus facilement chez des proches si elles le souhaitent, tandis que d’autres attendent de pouvoir rentrer chez elles dès que les armes se seront tues.
Crainte d’une invasion
Mais la situation pourrait bientôt changer. La Russie menace en permanence de raviver d’anciens conflits avec la Moldavie. Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 et une brève guerre au printemps et en été 1992, la République autoproclamée de Transnistrie a vu le jour à l’est du pays, à la frontière avec l’Ukraine. Elle s’est déclarée indépendante de la Moldavie, mais n’est toujours pas reconnue par la communauté internationale. La Russie est considérée comme son alliée protectrice.
Les prorusses se comptent toujours par milliers, et descendent dans la rue pour soutenir la Russie. Le Parlement est composé des partis prorusses financés par Moscou et il y a aussi une église qui appartient au patriarcat de Moscou. « La Russie prépare un coup d’État en Moldavie », avertissait la présidente moldave, Maia Sandu, en février dernier. Depuis, Larisa et sa mère se réveillent chaque jour avec la peur d’une invasion russe.
La famille Bondar vient du village de Stari Troyany, près d’Odessa. Le trajet en bus dure quatre heures, et Proskovii refera bientôt ce trajet. Son mari et la famille de sa fille aînée vivent dans la ville portuaire, et elle peut obtenir un emploi de couturière.
Larisa a trouvé du travail à Chișinău. Elle fait régulièrement le ménage dans un studio de danse. Son salaire représente moins de la moitié du salaire minimum moldave, mais il l’aide lorsque l’allocation de soutien du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) fait à nouveau défaut, car il faut d’abord fournir des preuves. Le HCR verse 2200 lei moldaves (environ 110 euros) par mois aux Ukrainien∙ne∙x∙s qui peuvent justifier leur présence en Moldavie.
S’occuper de telles preuves fait partie du quotidien de Diana Jurna. Cette graphiste de 32 ans travaille pour le NKRM et a participé à la création du centre de Chișinău. Son bureau se trouve juste à côté du centre d’accueil pour réfugié∙e∙x∙s. Elle a beaucoup de travail sur les épaules – logistique, inscriptions, lettres des autorités, incidents avec des alcooliques – et l’argent manque. Elle a longtemps reproché au gouvernement moldave de ne pas offrir de perspectives de séjour aux personnes réfugiées ukrainiennes. Depuis le début de la guerre, le Parlement n’a prolongé leur séjour que de 180 jours. Depuis le 1er mars, les choses ont toutefois changé : les réfugié∙e∙x∙s ukrainien∙ne∙x∙s se voient désormais accorder une protection temporaire pour une durée d’un an. Cela leur permet d’accéder aux soins médicaux, à certaines offres de formation et de travail.
Diana Jurna salue cette mesure. Dans une caisse, elle cherche une tétine pour un enfant du centre d’hébergement. Une collaboratrice apporte des draps et des serviettes de la blanchisserie, fraîchement lavés et repassés. Larisa doit les distribuer plus tard. De nombreuses personnes se pressent devant le bureau, certaines avec des questionnaires à la main, d’autres semblent confuses ou tristes après leur fuite. Beaucoup de travail attend encore Diana Jurna.