À partir de l’agression qu’il a subie, le réalisateur genevois retrace une histoire du racisme en Suisse. © Jay Louvion/RTS
À partir de l’agression qu’il a subie, le réalisateur genevois retrace une histoire du racisme en Suisse. © Jay Louvion/RTS

MAGAZINE AMNESTY Interview culturelle Aux origines du racisme local

Propos recueillis par Mélissa Riffaut. Article paru dans le magazine AMNESTY n°114, septembre 2023
Dans son podcast « Boulevard du Village Noir », Shyaka Kagame, réalisateur genevois d’origine rwandaise, retrace l’histoire et les mécanismes du racisme anti-Noir en Suisse.
> AMNESTY : Comment vous est venue l’idée d’explorer le racisme en Suisse ?

< Shyaka Kagame : À l’origine du podcast, il y a l’agression raciste dont j’ai été victime dans un café genevois, au boulevard Carl-Vogt. Mais je me suis vraiment lancé dans l’écriture de ce projet lorsque, à la suite de mon dépôt de plainte, la justice a condamné le prévenu sans toutefois reconnaître le caractère raciste de l’agression. Je me suis dit à ce moment- là que cette affaire dépassait potentiellement mon cas personnel, et qu’il y avait matière à aborder le sujet du racisme sur un plan sociétal et historique.

> Pensez-vous que la problématique du racisme est suffisamment prise en considération par la justice suisse ?

< La question du racisme est encadrée par la loi, notamment par la norme pénale antiraciste 261bis. Or, comme j’ai pu le constater lors de mes recherches pour le podcast, celle-ci est très restrictive et donc rarement appliquée dans les cas d’agressions racistes. Il manque également des dispositions sur le plan civil pour lutter contre le racisme dans le domaine privé, dans le cadre de la loi du travail ou du droit au logement, par exemple. Un récent rapport de la Commission fédérale contre le racisme indique qu’il y aurait également un travail de sensibilisation important à mener auprès des différents acteurs du secteur judiciaire, qui pour beaucoup maîtriseraient peu les questions liées à la discrimination raciale.

> Faut-il intégrer l’histoire des « villages noirs » et des exhibitions humaines ayant existé en Suisse dans l’enseignement ?

< Il serait effectivement salutaire de transmettre ces aspects de notre histoire aux élèves, que cela soit connu, assumé, déconstruit et intégré au récit national. C’est apparemment déjà le cas dans certaines écoles. Lorsque j’enregistrais le podcast, j’ai discuté avec des adolescents qui connaissaient l’existence des villages noirs car le sujet avait été abordé en cours. Plusieurs enseignants m’ont d’ailleurs contacté après avoir écouté le podcast pour me demander d’intervenir en milieu scolaire.

> Dans le podcast, vous explorez un racisme scientifique local...

< En effet, les travaux anthropologiques de scientifiques genevois de renom, tels que Carl Vogt ou Émile Yung, ont connu en leur temps un retentissement international. Ils faisaient partie d’un courant que l’on nomme aujourd’hui « racisme scientifique ». Vogt et Yung établissaient par exemple une hiérarchie entre les races et les sexes, à partir de mesures craniométriques notamment. Émile Yung avait d’ailleurs « étudié » et mesuré les crânes des habitants sénégalais du village noir de l’Exposition nationale de Genève en 1896 pour démontrer la supposée infériorité de la « race noire ». On parle ici de figures intellectuelles notoires, respectées et célébrées encore aujourd’hui dans les rues de nos villes. Cela permet de réaliser que le racisme n’est pas juste issu de la bêtise ou de l’intolérance de certains, mais qu’il s’agit d’un mode de pensée profondément ancré dans notre société depuis plus d’un siècle. On ne peut pas combattre efficacement le racisme sans comprendre ses origines et la nature systémique de son fonctionnement.

> Des projets futurs ?

< Oui, je travaille sur mon second long-métrage intitulé IMIHIGO, au pays des mille objectifs. Il s’agit d’un portrait documentaire du Rwanda d’aujourd’hui, dépeint à travers le prisme d’un processus politique local qui fixe des objectifs annuels à tous les niveaux de la société, des dirigeants aux citoyens lambda.