D’apparence idyllique, les collines de la petite république autoproclamée d’Ossétie du Sud sont le théâtre de tensions. © Julien Pétrel/MYOP
D’apparence idyllique, les collines de la petite république autoproclamée d’Ossétie du Sud sont le théâtre de tensions. © Julien Pétrel/MYOP

MAGAZINE AMNESTY Géorgie Des barbelés dans la vallée

Par Clément Girardot*. Article paru dans le magazine AMNESTY n°114, septembre 2023
Depuis la guerre de 2008, la Russie construit une « frontière » au coeur de la Géorgie pour délimiter la région séparatiste d’Ossétie du Sud. Une division lourde de conséquences pour les membres des communautés rurales.

Gia Bakradze vit avec sa famille dans l’une des maisons situées près de la rivière, face au territoire contrôlé par l’Ossétie du Sud, une petite république autoproclamée qui a fait sécession de la Géorgie au début des années 90. Chaque jour, il voit des soldats russes patrouiller en face de chez lui, juste de l’autre côté du cours d’eau. « Nous sommes revenus récemment de la capitale Tbilissi pour vivre ici. Nous sommes des résistants », affirme cet ingénieur ui accuse le Gouvernement géorgien d’être impuissant face à ce que beaucoup de citoyen∙ne∙x∙s considèrent comme l’occupation de leur pays par la Russie.

Depuis une dizaine d’années, de nombreuses infrastructures de sécurité ont vu le jour dans les zones rurales et montagneuses de Géorgie. Des tranchées, des palissades, des barrières de barbelés, des tours d’observation et des caméras de surveillance jalonnent l’ancienne ligne de démarcation administrative de la région autonome d’Ossétie du Sud. Un processus appelé « frontiérisation » (borderization en anglais).

Perchée dans les piémonts du Grand Caucase, à 800 mètres d’altitude, l’étroite vallée où se trouve Perevi, le village de Gia, est habitée par des Géorgien∙ne∙x∙s et des Ossètes, un peuple originaire d’Iran installé depuis longtemps dans la région. Lorsque la Géorgie déclare son indépendance en 1991, un conflit éclate entre ces deux populations. L’Ossétie du Sud, territoire qui représente environ 5 % de la superficie de la Géorgie, fait sécession en 1992 avant de proclamer son indépendance.

À la suite de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, la Russie devient le premier État à reconnaître sa souveraineté. Depuis, elle lui apporte un important soutien militaire, notamment en matière de contrôle de ses « frontières ». Pour preuve : ce sont principalement les soldats russes qui patrouillent et construisent les infrastructures sécuritaires visant à empêcher tout passage entre les deux territoires.

Tracer des frontières

Pour les différents acteurs politiques mais aussi les villageois∙e∙x∙s, le tracé de ces « frontières » reste flou. Les autorités sud-ossètes et russes fondent leurs revendications territoriales sur d’anciennes cartes soviétiques peu précises. Comme la majeure partie de la communauté internationale, les autorités géorgiennes ne reconnaissent pas l’Ossétie du Sud comme une entité politique indépendante et refusent de communiquer sur l’emplacement précis de ce qu’elles appellent la « ligne d’occupation ». Elles accusent toutefois la Russie de chercher à étendre les limites de l’Ossétie du Sud.

Selon un rapport d’Amnesty, ce sont 34 villages géorgiens qui sont touchés par ces démarcations tracées par les forces russes. Conséquences : des habitant∙e∙x·s ont perdu l’accès à des terres agricoles, des pâturages, des forêts et parfois à des cimetières, des églises et d’autres lieux sacrés. De plus, Géorgien∙ne∙x∙s comme Ossètes ne peuvent plus circuler librement de part et d’autre de la nouvelle « frontière ».

« Depuis la guerre, le nombre de vaches dans le village est passé de 1000 à 200. J’en avais sept, et je n’en ai plus qu’une. Maintenant, on peut juste cultiver des haricots et des pommes de terre. Des gens du village ont aussi été arrêtés pour avoir franchi la frontière », renseigne Guram Shukakidze, directeur de l’école de Perevi. En 2019, Amnesty International avait documenté les restrictions à la liberté de circulation, les arrestations arbitraires, la baisse du niveau de vie et le renforcement des attitudes discriminatoires.

Chaque année, des dizaines de citoyen·ne·x·s de Géorgie sont arrêté·e·x·s pour « franchissement illégal de la frontière » avec l’Ossétie du Sud. Le Bureau du défenseur public de Géorgie dénombrait 70 arrestations rien qu’en 2021. Si la majorité est rapidement libérée contre le paiement d’une amende, certaines personnes subissent des mauvais traitements et des tortures en détention. Le cas le plus emblématique est celui d’Archil Tatunashvili, décédé lors de son incarcération en 2018 : son autopsie a dénombré plus de cent blessures sur tout le corps et pas moins de vingt fractures au niveau des bras.

Dans le village de Chorchana, les contrôles et les infrastructures qui marquent la «frontière» empêchent les villageois·e·x·s d’aller cueillir de quoi agrémenter leurs repas. © Julien Pétrel/MYOP

Divisions et tensions

Dans d’autres zones proches des frontières, des tensions sont également apparues, comme en août 2019 dans une grande forêt située entre le village géorgien de Chorchana et celui de Tsnelisi, un territoire sous contrôle géorgien mais revendiqué par les autorités ossètes. Une confrontation directe a pu être évitée, mais de nombreux postes d’observation militaires ont depuis lors été installés dans cette zone vallonnée.

Une situation qui a bouleversé la vie des deux villages : les habitant∙e∙x∙s de Chorchana n’osent plus s’aventurer dans la forêt, de peur de se faire arrêter par les soldats russes pour franchissement illégal d’une « frontière » qui n’est ici pas matérialisée. La zone pour couper du bois ou cueillir des jonjoli (bourgeons d’un arbuste préparés comme condiments) s’est aussi fortement réduite.

« Avant la frontiérisation, j’avais des vaches et je cueillais des jonjoli. C’était juste suffisant pour avoir de quoi manger », témoigne Irma, la quarantaine, qui travaille désormais en Allemagne. Les villages proches de la ligne de démarcation sont particulièrement touchés par l’exode rural, vers Tbilissi mais aussi l’étranger. « Je gagne maintenant 1600 à 1800 euros par mois, un salaire impensable en Géorgie », continue-t-elle. « J’aimerais acheter un appartement avec mon mari dans un endroit paisible, loin de Chorchana, car j’ai peur qu’un jour les Russes viennent ici pour s’emparer de ce territoire. » La frontiérisation ne se limite pas à ses manifestations dans le paysage. Elle est aussi source d’angoisse et empêche la population locale de se projeter dans l’avenir. Des incertitudes qui s’ajoutent à un quotidien difficile et des parcours de vie parfois déjà marqués par des déplacements forcés dans les années 1990.

En réaction aux tensions dans la forêt de Chorchana/Tsnelisi, les autorités séparatistes décident en 2019 de fermer totalement les quelques points de passage officiels entre les deux territoires, alors que l’entrée en Ossétie du Sud est déjà soumise à la possession de documents très difficiles à obtenir. Une décision qui sera prolongée en raison du Covid-19 et ne sera annulée qu’à l’été 2022, entraînant des conséquences humaines dramatiques pour les Géorgien∙ne∙x∙s qui vivent toujours côté sud-ossète.

Maia Nikolaishvili en a fait les frais. « Nous avons attendu plus de deux ans avant de pouvoir revoir notre fils Bakuri », déclare cette professeure d’arts plastiques à l’école de Perevi. Avec son mari et leurs trois filles, elle déménage côté géorgien lors de la fermeture des points de passage. Leur fils reste seul à Karzmani, un hameau situé à 5 minutes de Perevi mais sous contrôle sud-ossète, pour s’occuper de la demeure familiale et du bétail. Aucune possibilité de traverser la « frontière » pour des raisons familiales ou même médicales.

Actuellement, les passages « transfrontaliers » ne sont autorisés que dix jours par mois. Des conditions qui ne permettent pas à Maia de réemménager dans son ancienne maison et de se rendre quotidiennement au travail, comme avant. Elle espère le départ des troupes russes et une cohabitation pacifique entre Géorgien∙ne∙x∙s et Ossètes. Celle-ci est tributaire de la signature d’un accord de paix dont les négociations sont au point mort depuis de nombreuses années. L’évolution de ce conflit « gelé » est aussi fortement liée à l’issue de la guerre en Ukraine, qui déterminera l’influence de la Russie dans la région du Caucase pour les décennies à venir.