En Thaïlande, les canards jaunes sont devenus un symbole antipouvoir. © Athit Perawongmetha/Reuters
En Thaïlande, les canards jaunes sont devenus un symbole antipouvoir. © Athit Perawongmetha/Reuters

MAGAZINE AMNESTY Thaïlande Du berceau aux barreaux

Par Olalla Piñeiro Trigo. Article paru dans le magazine AMNESTY n°114, septembre 2023
En Thaïlande, de très jeunes activistes prodémocratie risquent la prison pour avoir demandé des réformes sociopolitiques ou osé critiquer la monarchie.

«Je connais désormais le goût du gaz lacrymogène », plaisante en demi-teinte Anna Annanon, 17 ans. Cette universitaire thaïlandaise fait partie de Bad Students, un mouvement composé d’une vingtaine de jeunes qui réclame davantage de démocratie et une réforme profonde du système scolaire. « J’ai envie de vivre dans une société où je peux m’exprimer librement », confie l’adolescente qui milite en ligne et fait des actions coup de poing dans la rue.

Comme elle, ce sont des milliers de Thaïlandais·e·x·s qui descendent massivement dans les rues depuis février 2020. Porté·e·x·s par le Free Youth Movement, des jeunes de 16 ou parfois même 12 ans sont en première ligne pour exiger une modification de la Constitution, la démission du premier ministre de l’époque Prayut Chan-o-cha, ainsi qu’une réforme de la monarchie. « Nous avons affaire à une génération très politisée. Grâce à l’accès aux réseaux sociaux, elle s’est forgé un point de vue critique sur la monarchie. La remettre en question était jusqu’alors un tabou », explique Akarachai Chaimaneekarakate, chargé de plaidoyer au sein de Thai Lawyers For Human Rights (TLHR), une ONG qui suit la situation de près.

Un engagement qui n’est toutefois pas sans conséquences. Un jeune vient d’être condamné cet été à trois ans de prison. Sa peine a toutefois été réduite de moitié car il avait 17 ans au moment des faits. D’après TLHR, les personnes mineures sont au total plus de 286 à faire l’objet de poursuites pénales pour non-respect du décret d’urgence (lié au Covid-19), sédition ou outrage à la monarchie. « C’est scandaleux que des enfants puissent finir derrière les barreaux pour avoir simplement mis en cause le système ou le roi », déplore Anna Annanon.

Anna Annanon est membre de Bad Students. © Jean-Marie Banderet/Amnesty Suisse

Le portrait du roi affiché dans les classes, les prouesses de la monarchie au programme scolaire, l’hymne royal entonné avant les séances de cinéma : en Thaïlande, l’œil attentif de Rama X est partout. Et la critique loin d’être admise. Pour cause, plus de 252 personnes – dont 20 mineures – sont poursuivies depuis 2020 pour « délit de lèse-majesté » à en croire TLHR. Quiconque ose « diffamer », « critiquer » ou « menacer » le monarque ou sa famille peut tomber sous le coup de l’article 112 du Code pénal, risquant entre 3 et 15 ans de prison. Il semble que ce soit la première fois que de telles charges sont retenues contre des mineur·e·x·s. « Le crime de lèse-majesté existe depuis 1956. Mais il a surtout été mobilisé depuis les années 2000, et a explosé lors des manifestations de 2020 », explique Tawan Rattanaprapaporn, défenseur des droits humains à FORUM-ASIA, une ONG qui promeut la démocratie en Asie. « Cette loi a été surinterprétée et est devenue une arme politique. » Réclamer l’abolition du crime de « lèse-majesté » sur Facebook, vendre un calendrier arborant le symbole anti-establishment du canard jaune, porter un crop top pour moquer une tenue du roi : en Thaïlande, il suffit de peu pour avoir affaire à la justice.

Un sentiment de trop-plein

Les manifestations de 2020 ne sont en réalité que l’explosion d’un trop-plein, résultat de plusieurs années de politique militaro-monarchique répressive. Car en un peu moins de cent ans, la Thaïlande a connu plus de 18 coups d’État, dont 12 qui ont abouti. Dans un tel contexte d’instabilité politique, la population a fini par imploser lorsque le Parti du nouvel avenir a été dissous début 2020. « La jeunesse avait mis beaucoup d’espoir dans le programme de ce parti d’opposition, ce qui s’est reflété dans les résultats des élections générales. Elle était frustrée de voir les autorités abuser de leur pouvoir et démanteler les fondements démocratiques », explique Tawan Rattanaprapaporn.

La figure controversée de Rama X a également conduit au soulèvement populaire. En plus de sa personnalité fantasque et d’une vie marquée par les excès, le souverain a essuyé de nombreuses critiques lorsqu’il s’est réfugié en Allemagne, alors que la population thaïlandaise subissait les conséquences de la pandémie. Mais il s’est surtout attelé à amplifier son pouvoir politique depuis son ascension au trône. Il a non seulement fait en sorte d’exercer un contrôle direct sur le Bureau des propriétés de la couronne, qui gère les biens et finances royales, mais a aussi conféré aux militaires le pouvoir d’élire les 250 membres du Sénat, qui participent à la nomination du premier ministre.

À côté des revendications politiques, la jeunesse réclame la réforme d’un système éducatif qu’elle juge traditionnaliste et paternaliste. La longue chevelure rouge d’Anna Annanon ne répond pas aux règles strictes imposées dans les écoles et lycées thaïlandais. « Les codes vestimentaires sont très genrés : les filles doivent couper leurs cheveux à une longueur définie, tout comme les garçons. Les teintures, piercings et tatouages sont interdits. Ceux qui ne suivent pas la ligne subissent des humiliations et parfois des violences », explique la jeune militante. Des conditions d’autant plus discriminantes pour les élèves LGBTQIA+, qui ne peuvent exprimer librement leur identité de genre. Violences physiques ou verbales, humiliations, discriminations : Bad Students répertorie les récits d’élèves des quatre coins du pays sur Instagram, jusqu’à 200 plaintes par semaine au maximum.

Droits des enfants déniés

L’arrestation, la répression et la condamnation de jeunes adolescent·e·x·s va à l’encontre de plusieurs conventions internationales que la Thaïlande a pourtant ratifiées. À commencer par la liberté d’expression garantie par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, tout comme la règle générale qui encourage une libération sous caution plutôt qu’une détention provisoire des personnes en attente de jugement (Art. 9). Mais aussi la Convention relative aux droits de l’enfant : l’Article 37 stipule que l’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doivent uniquement être utilisés en « dernier recours et pour une durée aussi brève que possible ».

Pourtant, le cas de Yok* montre une réalité différente : à seulement 14 ans, cette activiste a été arrêtée en mars dernier lors d’une manifestation pacifique. « Elle a été traînée de force par la police avant d’être placée en détention provisoire durant 51 jours. Elle a rencontré de nombreux obstacles pour parvenir à contacter un avocat ou une personne de confiance », explique Tawan Rattanaprapaporn. Un cas de violation des procédures qu’il affirme loin d’être isolé. « Des tiers, comme certaines ONG, n’ont pas eu le droit d’assister à certains procès, comme le prévoit la loi. Les autorités font aussi pression sur les jeunes pour les pousser à plaider coupables. Mais beaucoup refusent car ils sont convaincus de n’avoir rien fait de mal », ajoute Akarachai Chaimaneekarakate.

Les mineur·e·x·s subissent également la violence policière. « On a pu observer que la police n’appliquait pas de protocole spécifique aux enfants. Les tactiques de dispersion des manifestations sont violentes et disproportionnées. Le gaz lacrymogène et les balles en caoutchouc sont aussi utilisés contre les jeunes », avance Akarachai Chaimaneekarakate. Une situation confirmée par Amnesty International : son rapportWe are Reclaiming Our Future publié en février 2023 mentionne des cas d’ados victimes de blessures par balles, de coupset de violences par câbles.

D’autres formes de violence, comme l’intimidation, sont également monnaie courante. Anna Annanon en a fait l’expérience : « La police fait des rondes à proximité des écoles pour faire pression sur les jeunes activistes. On m’a régulièrement suivie jusque chez moi ou quand je suis au restaurant avec des amies. On a déjà rendu visite à mes parents et même mes grands-parents pour les pousser à me dissuader de participer aux manifestations. »

Pour beaucoup d’expert·e·x·s, la Thaïlande se trouve à un « tournant historique ». En mai dernier, le parti d’opposition Move Forward a remporté haut la main les élections législatives, convainquant la population par ses promesses de réformes – notamment sur le crime de « lèse-majesté ». Mais le Sénat a rejeté la nomination au poste de premier ministre du chef du parti, jugé trop radical. Après une impasse de plusieurs mois, la figure plus consensuelle de Srettha Thavisin, deuxième aux élections, a reçu ce 22 août l’appui politique nécessaire, grâce à des alliances controversées. Une situation qui n’évince pas l’influence politique de l’élite militaro-royaliste, et semble ainsi peu propice à des réformes profondes tant réclamées par le peuple. En fonction de la tournure des événements, Tawan Rattanaprapaporn mise sur une nouvelle vague de manifestations. « La nouvelle génération ne veut plus que le pouvoir soit concentré dans les mains d’anciennes élites. Elle est prête à prendre des risques pour briser le statu quo, car elle a de fortes valeurs démocratiques. »