Pour se rendre à l’hôpital, les habitant·e·x·s de Port-au-Prince doivent parfois traverser une véritable ligne de front. © Théophile Simon
Pour se rendre à l’hôpital, les habitant·e·x·s de Port-au-Prince doivent parfois traverser une véritable ligne de front. © Théophile Simon

MAGAZINE AMNESTY Soins à deux vitesses Haïti: Le système de santé à terre

Par Théophile Simon*. Article paru dans le magazine AMNESTY n°114, septembre 2023
Depuis l’assassinat de son président en 2021, la «Perle des Antilles» s’est muée en une véritable zone de guerre. Les infrastructures sanitaires sont à l’abandon, les cas de malnutrition se multiplient et le choléra a fait son retour.

Comme tous les matins depuis trente et un ans, le docteur Jose Ulysse effectue le trajet entre son domicile du centre de Port-au-Prince et le Centre hospitalier Fontaine de Cité Soleil, un quartier déshérité de la capitale haïtienne. Après avoir frayé son chemin parmi les ruelles sinueuses et bariolées du centre-ville, il contourne l’aéroport, longe un parc industriel décrépi et pénètre dans une zone plus champêtre, où vaches et chèvres partagent la chaussée avec les voitures. Un parcours bucolique, d’apparence normale, à un détail près : depuis quelques mois, Jose Ulysse se rend au travail à bord d’un véhicule blindé. « Après le parc industriel, il faut traverser la ligne de front entre deux gangs armés. Les balles perdues ne sont pas rares », raconte-t-il au volant de son imposant 4x4 couleur argile. « Je n’ai jamais connu une telle situation de toute ma vie. La criminalité n’est pas nouvelle dans ce pays, mais la situation est désormais hors de contrôle. »

Le docteur Jose Ulysse se rend désormais en voiture blindée à l’hôpital du quartier de Cité Soleil. © Théophile Simon

Depuis l’assassinat de son président Jovenel Moïse, en juillet 2021, Haïti est en proie au chaos. Profitant d’un vide politique et d’une corruption endémique, plus d’une centaine de gangs ont pris le contrôle de territoires entiers du pays. La situation est particulièrement grave à Port-au-Prince, dont 80 % de la superficie échapperaient désormais au contrôle de l’État. Chaque jour, des coups de feu y retentissent et des volutes de fumée noire surgissent à l’horizon : rue après rue, les gangs étendent leur emprise. Mi-août, c’est le quartier de Carrefour-Feuilles, au sud de la ville, qui a été la cible d’une attaque d’un groupe armé. Bilan : au moins 20 morts, deux fois plus de blessé·e·x·s et 10 000 personnes forcées de fuir leur maison. Quelques jours plus tard, un autre gang a pris d’assaut le quartier de Solino, en plein centre-ville, blessant grièvement deux policiers et incendiant plusieurs maisons.

Selon le décompte des Nations unies, ce déferlement de violence aurait fait près de 2400 morts et 900 blessé·e·x·s depuis début 2023. Soit deux fois plus que le nombre de victimes civiles en Ukraine rapporté par l’ONU durant la même période. Près d’un million et demi d’Haïtien·ne·x·s vivraient aujourd’hui dans une zone contrôlée par un gang.

Ravages de la faim

« Les morts par arme à feu ne sont que la face émergée de l’iceberg. La situation sécuritaire a également d’épouvantables conséquences sur le plan sanitaire », soupire Jose Ulysse en se garant devant son hôpital. Une longue file de patient·e·x·s s’étend devant le bâtiment. Le docteur enjambe une volée d’escaliers et pénètre dans une salle remplie d’enfants en bas âge et de leurs parents. Les nourrissons ont le visage émacié et une peau tachée de marques brunes. Chez certains, la chevelure a même pris une teinte rougeâtre. « Tous ces enfants sont en état de malnutrition sévère. Ils vont rester ici plusieurs semaines », explique Jose Ulysse en tâtant la cheville d’un bébé de 18 mois. « Il y a deux ans, nous recevions entre cinq et dix cas de malnutrition par jour ; aujourd’hui, c’est près de quarante. Nous n’avons plus les moyens de les traiter tous. » À ses côtés, assise sur un lit de fortune, Suze Palvilis, 29 ans, berce son bébé en silence. Âgé de 11 mois, l’enfant mâchonne une pâte énergétique faite de cacahuètes et de miel. « Je vends des fruits et des légumes sur le marché. Depuis que les gangs ont pris le contrôle du quartier, le commerce s’est effondré. Je n’ai plus de quoi nourrir mes enfants », murmure-t-elle tristement. Une fois sortie du Centre hospitalier Fontaine, Suze Palvilis pourra-t-elle nourrir sa progéniture à sa faim ? Rien n’est moins sûr.

Les restes d’une école détruite lors d’un affrontement entre différents gangs, au coeur de Port-au-Prince. © Théophile Simon

Au cœur des petites rues terreuses de Cité Soleil, François Lucanes, un agent social de 35 ans, recense les enfants atteints de malnutrition pour les aiguiller vers l’hôpital Fontaine. Il ne sait plus où donner de la tête. « Il n’est pas rare que les enfants retombent rapidement en état de malnutrition après avoir été soignés, car l’insécurité et les difficultés financières des parents subsistent. La plupart des gens du quartier ne mangent pas à leur faim. Chez les enfants, cela peut entraîner d’importants retards de croissance », affirme-t-il en mesurant le tour de bras d’un bébé de 2 ans à l’aide d’un ruban en plastique. Le résultat tombe : l’enfant, qui n’a plus assez de force pour se tenir debout, est atteint de malnutrition aiguë. Sa

mère, Pascale Roselyne, 28 ans, lâche avec dépit : « Je ne vais pas arriver à le nourrir moi-même. Si je veux qu’il survive, je vais devoir le confier à quelqu’un d’autre. » Comme son enfant, près de deux millions d’Haïtien·ne·x·s se trouvent en situation de malnutrition avancée aiguë, la dernière phase avant de basculer dans la famine. Une augmentation de 30 % par rapport à 2022. Haïti détient le taux de malnutrition le plus élevé au monde, juste après le Soudan du Sud.

Retour du choléra

Mais les conséquences sanitaires de l’insécurité ne s’arrêtent pas là. Depuis le début de l’année, le choléra a également fait son retour à Cité Soleil. Introduite dans le pays par les Casques bleus de l’ONU après le terrible séisme ayant ravagé Haïti en 2010, la maladie avait été éradiquée au cours de la décennie qui a suivi. Elle a subitement réapparu lorsqu’un gang de Port-au-Prince a bloqué le terminal portuaire de la ville, fin 2022, provoquant une pénurie de carburant et d’eau potable. Plus de 50 000 cas de choléra ont depuis été recensés à travers le pays, occasionnant la mort d’au moins 745 personnes. « Les services municipaux ne peuvent plus venir ramasser les ordures à cause de la présence des gangs. Lorsqu’il pleut, nous pataugeons dans un océan de détritus », raconte Vielgita Colas, une résidente de Cité Soleil croisée au Centre hospitalier Fontaine. Sur ses genoux, sa fille Neisa, 18 mois, peine à ouvrir les yeux. Une perfusion lui sort du bras. « Elle a attrapé le choléra il y a quelques jours. J’ai cru qu’elle allait mourir, mais elle a pu être sauvée », témoigne Vielgita en lui caressant tendrement le visage.

Vielgita Colas, une résidente de Cité Soleil, avec sa fille Neisa, atteinte de choléra. © Théophile Simon

Lentement mais sûrement, le système de santé haïtien se délite. Au gré des attaques de gangs, les hôpitaux ferment leurs portes. Début juillet, Médecins sans frontières a dû fermer l’un de ses centres de soins après qu’une vingtaine d’hommes en armes ont pénétré dans l’enceinte du bâtiment pour y achever l’une de leurs victimes, blessée par balles. Haïti fait par ailleurs face à une dramatique fuite de cerveaux. Découragé·e·x·s par la descente aux enfers de leur pays, les médecins haïtien·ne·x·s émigrent par milliers, souvent vers les États-Unis. Résultat, Haïti compte aujourd’hui moins de 25 professionnel·le·x·s de la santé pour 100 000 habitants. Soit près de huit fois moins qu’en Suisse.

Face à l’urgence de la situation, le Gouvernement haïtien a appelé la communauté internationale à mener une intervention armée dans le pays pour l’aider à y rétablir l’ordre. Mi-août, l’ONU s’est prononcée en faveur d’une telle intervention. Le Conseil de sécurité devrait quant à lui se prononcer dans les prochaines semaines. Si un tel scénario divise la société haïtienne, une chose reste certaine : sur le plan sanitaire, le pays a désespérément besoin d’aide.