Personne ne peut dire avec certitude ce qui s’est réellement passé : les médias du monde entier ont raconté à maintes reprises, et de manière toujours différente, l’histoire des enfants qui ont provoqué la guerre civile en Syrie avec leurs graffitis. Un mythe moderne : David, une bombe de peinture à la main au lieu d’une fronde, contre Goliath. On raconte qu’au printemps 2011, des enfants de la ville syrienne de Deraa ont tagué sur les murs d’une cour d’école des slogans dirigés contre le président Bachar el-Assad : « C’est ton tour Doktor » et « À bas, Assad ». Le lendemain matin, le concierge informait les autorités. La police a arrêté les suspects et les a torturés pour trouver les coupables. Indignés, leurs parents sont descendus dans la rue, d’autres personnes se sont solidarisées, les mobilisations locales se sont transformées en manifestations de plus en plus importantes – généralement pacifiques. Puis la guerre civile, qui se poursuit encore aujourd’hui, a fini par éclater. Ce qui est certain, c’est que les enfants ont tagué sur un mur un message qui a ému les gens dans tout le monde arabe. Ils exprimaient leur désir de plus de liberté et de justice.
En Égypte aussi, les gens ont exprimé en peinture leur frustration face à la dictature. À travers le street art, des artistes ont accompagné la manifestation politique qui a éclaté en 2011 autour de la place Tahrir, au Caire. Des images créées dans les rues reflétaient les aspirations et la colère du peuple, et alimentaient les manifestations. La rue Mohamed Mahmoud au Caire, où les affrontements ont été particulièrement violents, s’est transformée en une galerie de la révolte. « Entre 2011 et 2013, le graffiti a joué un rôle politique important », déclarait dans une interview de 2017 la sociologue égyptienne Mona Abaza, aujourd’hui décédée. « Ils étaient comme un baromètre de l’humeur : on allait chaque jour sur les murs pour lire ce qui y était écrit, pour comprendre la politique du moment. »
En Égypte, de nombreuses oeuvres d’art ont abordé le thème de la violence sexuelle systématique cautionnée par l’État pendant les manifestations, mais aussi celui de la résistance des premières concernées : les femmes. Sur ce graffiti de Mira Shihadeh datant de 2013, on peut lire « Non au harcèlement sexuel » sur un mur d’une rue du Caire.
© Hassan Ammar/AP
Des artistes comme Ammar Abo Bakr, Alaa Awad ou Ganzeer ont utilisé les murs et les façades de l’espace public pour combattre le régime égyptien à coup d’idées et de couleurs. Des fresques comme le portrait d’Omar Fathy, qui fusionne deux visages – celui du président Hosni Moubarak et celui de Mohamed Hussein Tantawi, alors chef des forces armées égyptiennes – ont acquis une renommée internationale.
Tout comme la peinture murale de Ganzeer qui représente un tank prenant pour cible un cycliste livrant du pain. «C’était passionnant de voir comment les murs du Caire commençaient à vivre», avait déclaré Ganzeer. «Ils ont été le théâtre d’échanges avec la société. Le bouleversement se reflétait sur des surfaces auparavant vides.» Cette pratique ne date pas de l’invention de la bombe aérosol.
Enfant du graffiti et de la peinture murale
Lors des fouilles de Pompéi déjà, on a découvert des commentaires politiques gravés sur les murs. « Le terme de street art est relativement récent. Il est utilisé depuis les années 2000 et est un terme générique qui réunit deux formes d’art : les graffitis et la peinture murale », explique Lisa Bogerts de l’Institut für Protest und Bewegungsforschung (Institut de recherche sur les manifestations et les mouvements sociaux), à Berlin. Le graffiti s’est plus particulièrement développé dans les années 1960 et 1970 à New York et Philadelphie, où il était surtout constitué de messages écrits. « C’était d’une part une ‘culture jeune’ : on laissait son nom et on marquait son territoire. En même temps, c’était une forme d’expression politique, car ce sont surtout des groupes marginalisés, des jeunes noirs et latinos, qui voulaient s’assurer une visibilité avec leurs graffitis », précise Lisa Bogerts.
En revanche, la peinture murale n’était pas à l’origine une forme de protestation, mais une pratique de domination utilisée à grande échelle par les maisons royales et l’Église catholique. Sa signification n’a changé qu’au XXe siècle. « Après la révolution mexicaine de 1910, la peinture murale était déjà socialement critique, mais encore très représentative de l’État. C’est à partir du milieu du siècle qu’elle a acquis un caractère plus résistant, notamment dans plusieurs pays d’Afrique. Les dictatures du Chili et de l’Argentine ont quant à elles donné lieu à de nombreuses peintures contestataires. »
Le street art porte la contradiction dans l’espace public. Il peut aiguiser la conscience sociale en sensibilisant les gens à des thèmes politiques ou sociaux qu’ils ne suivent pas activement par ailleurs. « Les images nous permettent d’avoir une autre approche du monde que les mots et les pamphlets politiques », explique Lisa Bogerts. « Elles associent des arguments logiques à une force de persuasion affective, elles nous font vivre les choses de manière sensorielle. Les images peuvent influencer la manière dont nous percevons la politique, si nous la considérons comme légitime ou non. »
Le street art met souvent l’accent sur les injustices et les discriminations subies par les minorités, comme ces peintures au spray sur toile de la série « Douce France » de l’artiste MTO, qui traitent de la violence policière en France, en particulier contre les Roms.
© MTO (Creative Commons)
Dans les rues de Kiev, le street art aime intégrer des éléments urbains ou d’architecture dans la composition d’une oeuvre, comme ce barrage anti-char utilisé par Banksy en juin 2023.
© Pavlo Bahmut/IMAGO
Une approche sensorielle de la politique
Dans les zones de conflit, les œuvres de street art deviennent souvent des symboles de résistance qui encouragent le peuple à se défendre contre l’oppression. Ainsi, l’artiste yéménite Murad Subay a fait des façades de son pays, détruites par des roquettes et des tirs, ses toiles. « Je voulais montrer qu’il y a de l’art dans ces lieux, qu’il y a de l’espoir, que les gens continuent à se battre même à un moment très sombre où un pays décide de son histoire », a-t-il déclaré dans une interview.
Malgré toute l’attention qu’il peut susciter, le street art reste un phénomène éphémère : les œuvres d’art sont remplacées par de nouvelles, les façades disparaissent lorsqu’une maison est démolie ou bombardée, les régimes font souvent recouvrir les images. « Pour le grand public, une manifestation n’est souvent perçue comme réussie que lorsqu’elle modifie une politique concrète », explique Lisa Bogerts. « Mais même le street art qui n’est pas rendu public peut avoir un impact. Parce qu’il crée une prise de conscience au sein de la population locale. » Paradoxalement, le street art peut même avoir une résonance lorsqu’il est victime de censure : « Dès le moment où une image est censurée, cela signifie qu’elle a représenté une menace ou déclenché de la peur chez les politiques en place. »
Dans l’est de Londres, des personnes tentent de déchiffrer les messages prodémocratie peints par-dessus les fresques d’un mur de Brick Lane.
© James Wendlinger/Getty Images
Un groupe d’artistes chinois critiques a exploité la peur du pouvoir et de ses censeurs dans le but de dénoncer la répression et la propagande d’État de Pékin. Durant l’été 2023, ils ont recouvert de peinture blanche les œuvres de street art sur toute la longueur d’une rue dans le quartier de Brick Lane, dans l’est londonien, connu pour sa scène artistique animée. Ils ont ensuite sprayé à la bombe sur la surface blanchie des caractères chinois rouge vif qui reflètent les « valeurs socialistes fondamentales » de la République populaire, largement diffusées en Chine comme propagande d’État. Cette action qui consistait à effacer des dizaines de muraux de street art de grande qualité a permis de conscientiser les passant·e·x·s à la brutalité de la censure chinoise.
La confrontation avec les mécanismes de la censure a toutefois été de courte durée : probablement par crainte de troubles diplomatiques, Londres a rapidement fait repeindre les inscriptions. Mais dès midi le même jour, un jeune homme de Hong Kong a tagué en chinois sur la surface blanche une citation de l’écrivain Milan Kundera : « La lutte des personnes contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli. »
* Tobias Oellig est journaliste indépendant. Il vit et travaille en Allemagne.