> AMNESTY : Qu’est-ce qui relie les droits humains et l’art?
< Manfred Nowak : Nous vivons à une époque où les défenseurs des droits humains sont en grand danger dans de nombreux pays. Le nombre d’enlèvements, d’assassinats et de tortures de militants – parmi lesquels de nombreux artistes – augmente massivement. De plus en plus d’artistes mettent leur art au service des droits humains, car ils ont le sentiment qu’à une époque où les défis sont énormes, il n’est pas suffisant de faire simplement de « l’art pour l’art ». Ils veulent obtenir des avancées.
«Les droits humains constituent le seul système de valeurs universellement reconnu. Les artistes peuvent contribuer à les renforcer et à souligner leur importance dans la société.»
> L’art peut-il être rassembleur ?
< Lors de mon séjour en Bosnie-Herzégovine, j’ai vécu une expérience impressionnante. Bono, le leader du groupe U2, s’est produit dans un stade de football plein à craquer, à Sarajevo. Ce qui était extraordinaire, c’est que des gens de différentes communautés – Serbes, Croates, Bosniaques – s’y sont retrouvés. Des groupes que la guerre avait transformés en ennemis, surtout à cette époque. Mais durant le concert, ils ont fait la fête ensemble, se sont embrassés, ont dansé et pleuré. Et je me suis dit : la communauté internationale fait beaucoup d’efforts pour promouvoir la réconciliation, souvent avec peu de succès. Bono a réussi à créer davantage de réconciliation cette nuit-là que nous ne l’avions fait au cours de toutes les années précédentes.
> Vous avez cofondé un master à l’Université des arts appliqués de Vienne, qui tente de créer une interface entre les droits humains et l’art. Quels sont ses objectifs ?
< L’art et les droits humains sont étroitement liés. La liberté artistique, ou le droit à la liberté d’expression, est un droit fondamental qui protège les artistes de l’oppression et de la censure. L’art, qu’il soit visuel, musical ou performatif, peut être un important vecteur de messages et une occasion de dialoguer. Et ce qui est peut-être le plus important, c’est que l’art comme les droits humains parlent un langage universel. Notre master Applied Human Rights à Vienne est le premier au monde à associer les droits humains et l’art de manière interdisciplinaire – nous en sommes très fiers. Nous sommes convaincus que les deux parties sont interdépendantes.
> Comment l’art peut-il être utilisé comme instrument de promotion des droits humains ?
< Les droits humains sont souvent menacés. Il est donc important de s’adresser à un public aussi large que possible. En tant que défenseurs des droits humains, nous devons aller au-delà de notre propre cercle et transmettre le message à différents groupes cibles. Les droits humains constituent le seul système de valeurs universellement reconnu. Les artistes peuvent contribuer à les renforcer et souligner leur importance dans la société.
> Quelles autres possibilités l’art offre-t-il pour défendre les droits fondamentaux ?
< L’art est souvent provocateur. Bien sûr, la plupart des gens n’aiment pas être provoqués, et sont susceptibles d’éprouver des sentiments négatifs. D’un autre côté, la provocation est un très bon outil pour attirer l’attention des personnes sur des thématiques auxquelles elles n’ont pas l’habitude d’être confrontées. Et si les artistes attirent l’attention en se servant de la provocation pour ouvrir ensuite un dialogue, que ce soit par des expositions ou des spectacles, ils peuvent sensibiliser les gens. Les Pussy Riot en sont un fantastique exemple ; elles luttent contre le régime de Vladimir Poutine depuis de nombreuses années.
«L’art, qu’il soit visuel, musical ou performatif, peut être un important vecteur de messages et une occasion de dialoguer.»
> Avez-vous d’autres exemples d’artistes engagé·e·x·s ?
< Ai Weiwei est l’exemple classique d’un artiste dont les œuvres traitent des violations des droits humains, raison pour laquelle il a été emprisonné dans son pays d’origine, la Chine, avant de s’exiler. J’ai également fait la connaissance de l’artiste multimédia belge Koen Vanmechelen, qui a créé pour le Global Campus of Human Rights de Venise une sculpture intitulée Collective Memory. Cette statue grecque antique représentait un enfant assis sur une encyclopédie des droits humains et regardant devant lui, perdu dans ses pensées. Cette œuvre illustre la conviction profonde de Vanmechelen que l’art devrait jouer un rôle dans les débats actuels sur les droits humains.
> Pourquoi est-ce que ce sont souvent les artistes qui sont la cible des régimes autoritaires ?
< Les gouvernements autoritaires craignent une société civile forte. Et les artistes en particulier, car ils leur tendent un miroir et révèlent la vérité de manière radicale. À l’image du cinéaste ukrainien Oleg Sentsov, qui s’est opposé à l’annexion de la Crimée. Son engagement lui a valu 20 ans de prison dans un camp en Russie. Son cas a reçu une attention et un soutien international, notamment de la part des cinéastes Pedro Almodóvar et Wim Wenders. Sentsov a été libéré en septembre 2019 après cinq ans de détention, le jour même où nous avons projeté le film du réalisateur russe Askold Kurov sur son procès. Aujourd’hui, Kurov a lui aussi fui la Russie et nous le soutenons financièrement pour qu’il puisse poursuivre son travail sur les droits humains en tant que cinéaste en exil à Berlin.
> Comment voyez-vous le futur et le rôle que peut jouer l’art ?
< La situation mondiale actuelle est marquée par des crises existentielles. Outre la guerre et le non-respect croissant des droits fondamentaux, nous sommes confrontés à d’énormes problèmes tels que les catastrophes climatiques et la perte de la biodiversité. Nos certitudes sont de plus en plus remises en question. C’est pourquoi je pense qu’il est temps d’entrer dans une nouvelle ère des droits humains. Mais cette ère doit être véritablement universelle. Nous devons penser de manière beaucoup plus large et nouvelle. Les artistes peuvent jouer un rôle important, en s’adressant au grand public. Nous devons considérer les artistes comme une composante essentielle de la défense des droits humains.