> AMNESTY : Vous êtes membre de longue date d’Amnesty International. Comment avez-vous débuté?
< Daniel Richter : Il y a un groupe d’Amnesty assez important à Lütjenburg, d’où je viens. Il était animé par une enseignante qui avait lancé une campagne pour que les membres de la Rote Armee Fraktion qui avaient été arrêtés soient reconnus comme prisonniers politiques. De quoi titiller l’esprit rebelle de mes 15 ans. Cela étant, je n’ai adhéré à Amnesty que vingt ans plus tard.
> Qu’est-ce qui vous lie aujourd’hui à Amnesty?
< La défense des droits humains, et plus particulièrement de la liberté d’expression et de la liberté artistique, est malheureusement encore plus nécessaire aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Surtout quand on considère l’art en tant que moyen d’expression libre, la perception d’une œuvre d’art est toujours révélatrice du fonctionnement d’une société. Une image quelconque d’une personne nue provoquera des bâillements en Europe centrale, de la honte dans les parties du monde plus prudes et de l’indignation dans les systèmes religieux autoritaires.
Lonely Old Slogan, 2006 – «Le slogan ‘Fuck the Police’ est à la fois simple et très couramment utilisé. On le connaît bien dans le punk. J’ai eu l’idée d’utiliser les nombreux rivets sur les vestes en jean ou en cuir comme éléments décoratifs, également pour exprimer le fait que ce moment de rébellion est en quelque sorte en train de disparaître. Même les anciens de la gauche radicale ont désormais pour la plupart une relation différenciée avec l’appareil policier. D’où le titre de l’image. Je voulais montrer comment une attitude s’est transformée en un slogan auquel plus personne ne croit vraiment. Beaucoup de ceux qui crient ‘all cops are bastards’ aimeraient bien être flics eux-mêmes, je suppose.»
© Daniel Richter
> Lorsqu’on vous pose la question «Que peut faire l’art?», que répondez-vous?
< L’art peut tout faire, mais il doit être le moins ennuyeux possible. Peut-on alors aussi peindre des croix gammées, me demanderez-vous ? Non, mais cela dépend parfois du contexte. De jeunes antifascistes avaient été poursuivis en justice pour « diffusion de symboles anticonstitutionnels » : il s’agissait d’une croix gammée barrée. Dans une société libre, l’art devrait pouvoir tout faire. Libre aux artistes de prendre le risque de se ridiculiser, ou de devenir des tigres de papier dans leur radicalisme.
> «L’art peut tout faire», est-ce que cela s’applique aussi à l’art engagé qui dénonce les abus?
< L’art engagé est toujours lié à un but et vit des messages qui l’accompagnent. Par la force des choses, c’est souvent l’intention qui compte, et non la réalisation. Le problème, c’est que la définition de l’art en souffre. Cela devient difficile lorsque la première œuvre venue d’un artiste du dimanche qui a de bonnes intentions revendique soudain la même valeur qu’un tableau de Francis Bacon.
> Pourtant, il existe aussi des œuvres de grande qualité qui prennent position sur des questions politiques et sociales. Vous connaissez les deux, car vous avez fréquenté dans votre jeunesse le milieu du squat à Hambourg…
< Tous les squats d’Allemagne étaient recouverts de peintures murales mal faites. La Hafenstrasse à Hambourg était elle aussi le témoin du déclin de la peinture murale. Mais tout art a une fonction, tout mouvement a besoin d’images et de symboles. On peut alors froncer le nez et dire : « Ce n’est pas intéressant en tant qu’art. » Et c’est vrai, car ce n’était pas censé être de l’art, mais plutôt une partie d’une activité, un symbole ou un manifeste.
Russland-Collagen, 2022 – «Une fois, j’ai illustré un livre pour l’écrivain russe Vladimir Sorokin. L’histoire de Nastya est horrible et se déroule dans un décor digne de Tchekhov. Le texte parle de la dépravation morale des élites russes, y compris des libéraux. Lorsque la guerre a commencé en Ukraine, j’ai vu l’opportunité d’illustrer l’abomination de ce texte. Ma série était principalement basée sur des peintures, ennuyeuses, de la Russie du XIXe siècle. On y voit une photo de Poutine, jeune, dans la peau d’un pionnier, l’air malicieux et en sueur. Avec un fusil, un sabre et une croix – symboles de la gloire russe – et, en dessous, l’extrait d’un magazine porno bon marché que je traîne avec moi depuis des lustres parce qu’il me fascine : ‘Weekend Sex’, un produit danois des années 1970. En quelque sorte, une rencontre entre deux banalités qui ont donné lieu à des obscénités.»
© Daniel Richter
> Existe-t-il selon vous des caractéristiques universelles qui définissent le «bon art»?
< La définition sociale de ce qui est bon, beau, important ou vrai change en permanence. On peut le voir clairement dans notre quotidien. Au cours du temps, nous avons adopté des critères pour valoriser certains médias ou formes d’art, qu’il s’agisse de la poterie japonaise vers 1750 ou de l’émail persan au XIIIe siècle. Pour la peinture aussi, un canon s’est formé depuis le Moyen Âge, dans lequel les mouvements les plus contradictoires ont trouvé leur place.
> Diriez-vous que vous faites de l’art politique?
< Mon travail est constitué de différentes phases. Pour certaines, je dirais que je fais de l’art qui traite au sens large de thèmes sociaux et politiques ou de la question de savoir ce que l’on peut représenter en tant qu’artiste. Je ne considère pas cela comme de l’art engagé.
> Ailleurs dans le monde, l’art joue de toute façon un autre rôle que dans les sociétés occidentales. Les artistes doivent se battre pour des choses qui vont de soi ici.
< Il y a effectivement beaucoup d’endroits dans lesquels la représentation des corps, par exemple, est devenue un combat culturel. Cela vaut pour la représentation des prises de position queer, mais aussi pour l’art féminin et féministe. Des systèmes autoritaires et patriarcaux luttent pour imposer leur définition de ces images, tout en les utilisant comme argument contre un Occident décadent. Il est profondément déprimant de devoir assister au retour tragique des systèmes autoritaires et religieux en Europe également.
> Certains artistes ne se contentent pas de faire «seulement de l’art». Iels veulent participer à un monde meilleur. Quel regard portez-vous sur leur démarche?
< Je pense que c’est une bonne chose. On retrouve souvent ce genre de positions dans le domaine du cinéma, du théâtre et de la performance. Souvent, on y critique la liberté individualiste de la peinture : l’artiste romantique est assis dans son atelier et peint, et finalement, son œuvre n’aura aucune pertinence sociale. Pourtant, il existe une façon très simple de définir si un tableau est légitime : si quelqu’un se présente à la porte et dit « tu vas aller en prison parce que tu as peint un tableau qui ne nous convient pas ». L’art devient vraiment utile au moment où la société est prête à accepter ou à promouvoir le message qu’il véhicule. Une œuvre d’art peut nous inciter à manger végétarien, la suivante peut remettre en question ton rôle d’homme blanc hétérosexuel.
Tarifa, 2001 (photo de couverture) – «À la fin des années 1990, de nombreux réfugiés d’Afrique du Nord sont passés par Ceuta et Tarifa, deux hotspots pour surfeurs. À l’époque, j’avais été scandalisé par les images de personnes en maillot de bain qui barbotaient et surfaient au milieu des corps de personnes qui n’avaient pas réussi la traversée. Le tableau était une tentative d’approcher cette contradiction, de se mettre à la place de ceux qui sont sur l’eau. Le tableau mesure 3,50 mètres de haut. Quand on se tient devant, il faut lever la tête pour tout voir. Cette grandeur et cette obscurité, associées au blanc, donnent une impression presque physique d’être sur place. Les couleurs et le regard des gens sur les bateaux doivent résumer cette peur et ce désarroi. Je n’ai pas vraiment réussi à représenter ces états d’âme en peinture, mais l’image a eu du succès. Peut-être parce qu’il y avait déjà une lassitude de la politique quotidienne vis-à-vis des images réelles.»
© Daniel Richter