Au CREAHM, chaque artiste a un univers bien défini. Jean-Yves Masset, lui, aime prendre place derrière la fenêtre pour créer ses oiseaux extraordinaires. © Jean-Marie Banderet/Amnesty Suisse
Au CREAHM, chaque artiste a un univers bien défini. Jean-Yves Masset, lui, aime prendre place derrière la fenêtre pour créer ses oiseaux extraordinaires. © Jean-Marie Banderet/Amnesty Suisse

MAGAZINE AMNESTY Les images parlent aussi Pépinière de talents hors normes

Par Olalla Piñeiro Trigo et Jean-Marie Banderet. Article paru dans le magazine AMNESTY n°115, décembre 2023
Dans les environs de Fribourg, un atelier repère les nouveaux talents et les aide à se faire connaître dans le marché de l’art. Avec une particularité: touxtes les artistes ont un handicap. Reportage à Villars-sur-Glâne.

«Depuis que je viens ici, j’ai amélioré mes compétences et j’ai aussi gagné en autonomie. Je sors un peu de ma bulle et ça m’apporte des contacts humains. J’aime bien socialiser.» Comme les autres artistes présent·e·s à l’atelier ce matin de septembre, Mandeep replonge dans son dessin : un enchevêtrement de formes géométriques et abstraites qu’il réalise au feutre bleu. Les conversations se font à voix basse dans le grand atelier baigné de lumière. Le long de la baie vitrée donnant sur le jardin, une grande table et deux petites. Dans un coin, une grande toile est accrochée à même le mur, et deux personnes sont assises à des bureaux individuels, un peu à l’écart.

Bernard Grandgirard, Géraldine Piller, Iason Scyboz, Jean-Yves Masset, Léonard Périès, Mandeep Singh et Pascal Vonlanthen se retrouvent au CREAHM (Créativité et handicap mental) tous les mercredis. L’espace accueille dix-huit artistes au total, qui viennent y travailler à tour de rôle. Hormis le portique décoré de fresques colorées à l’entrée, rien ne différencie l’endroit des autres maisons de cette zone pavillonnaire de Villars-sur-Glâne, dans l’agglomération de Fribourg. En y regardant de plus près, il y a bien quelques autres éléments qui trahissent la présence d’artistes, comme ce grand tourniquet en métal décoré  des visages entremêlés qui caractérisent les œuvres de Léonard, ou les sculptures de Géraldine qui ont résisté au vandalisme: «Un jour, quelques-unes ont été cassées, et d’autres ont disparu. Quelqu’un a dû les voler. C’est dommage.»

À l’abri du crachin qui tombe en cette fin de matinée, Géraldine est penchée sur une grande feuille, sur laquelle figurent trois pingouins, chacun habillé différemment. Iason pour sa part travaille sur une grande toile qui dépasse deux mètres de long. Les œuvres de ce Gruyérien de 34 ans se reconnaissent au premier coup d’œil grâce à la palette de couleurs vives, presque fluos, qu’il utilise. «Je m’inspire des couleurs de la lumière de fin d’après-midi», explique-t-il. La Dent de Broc, sommet incontournable de sa région et étroitement lié à son enfance, se retrouve dans la plupart des paysages qu’il peint Iason travaille régulièrement à l’atelier depuis 2008. Depuis, il a exposé à Fribourg et participé à plusieurs expositions collectives. Une reconnaissance qui le remplit de joie et de fierté.

Géraldine Piller, Iason Scyboz et Pascal Vonlanthen. © Olalla Piñeiro Trigo/Amnesty Suisse

L’art avant le handicap

Depuis 1998, l’association CREAHM, calquée sur l’institution belge du même nom ouverte à Liège dans les années 1970, s’est donné pour mission de développer les talents artistiques de personnes avec un handicap mental ou psychique, et de promouvoir leur travail. Laurence Cotting et Gion Capeder se partagent la responsabilité de l’atelier. Tous deux artistes, iels accompagnent les personnes qui travaillent au CREAHM depuis une dizaine d’années. L’institution a obtenu le label «Culture inclusive». Hors, l’accompagnement de Laurence et Gion se limite strictement au domaine artistique: aucun·e des deux n’occupe un rôle d’éducateur·trice. «Nous voulons éviter une vision misérabiliste. Il ne s’agit pas d’occuper par l’art des personnes handicapées, mais plutôt de proposer aux artistes avec un handicap un lieu adapté pour qu’ils puissent évoluer. Nous allons les juger comme tout autre artiste sans les ranger dans des cases», soutient Gion. Chaque candidat·e·x·s passe ainsi par une phase de sélection. «Il faut que nous décelions un potentiel et des capacités artistiques. Le handicap seul ne constitue pas un critère pour rentrer au CREAHM», précise Laurence Cotting. L’artiste fribourgeoise dit avoir eu un «coup de foudre» pour cet art qu’elle qualifie de «outsider». «J’aime beaucoup travailler avec ces artistes car leur travail s’inscrit dans l’instinct, l’émotionnel. Il permet un luxe rare : se recentrer sur les bases.»

26-27-28_Laurence et Gion © Jean-Marie Banderet - Amnesty Schweiz.jpg Laurence Cotting et Gion Capeder. © Jean-Marie Banderet/Amnesty Suisse

Outre les retours « techniques » sur le travail des artistes, Laurence et Gion travaillent comme galeristes, mobilisant leurs contacts et leur connaissance du milieu pour organiser les expositions des artistes du CREAHM. Ainsi, les œuvres de Pascal Vonlanthen – analphabète, il s’inspire de coupures de journaux et de livres scientifiques pour son travail – ont été exposées au Centre d’art contemporain à Genève, au musée Tinguely à Bâle ou dans des galeries à Milan, Paris ou São Paulo. Mais sa carrière a décollé en 2017, lorsque Jason Wu, l’un des stylistes fétiches de Michelle Obama, a sorti une collection printanière de vêtements tissés avec les œuvres de Pascal. «Sa réappropriation poétique de l’écriture plaît beaucoup», avance Laurence. Pour preuve : il a été finaliste aux Swiss Art Awards à deux reprises. Une autre des artistes du CREAHM, Rosalina Aleixo, a pour sa part été lauréate du Prix Suisse d’Art Brut en 2017.

Les artistes en situation de handicap peinent à se faire une place. Laurence et Gion croient pourtant au côté fédérateur de l’art. «L’art est universel car nous avons tous en nous une capacité de création. C’est subjectif, cela renvoie au sensoriel, à l’intime», déclare Gion. Les œuvres des artistes du CREAHM ont «toute leur place dans des musées contemporains», selon Laurence. Une reconnaissance publique qui permet de «déconstruire les stéréotypes sur le handicap».

De gauche à droite et de haut en bas: Pascal Vonlanthen, Mandeep Singh, Iason Scyboz, Léonard Périès. © Jean-Marie Banderet/Amnesty Suisse

Incubateur d’idées

Plat préparé réchauffé pour certain·e·s, pique-nique plus ou moins élaboré pour d’autres, l’atelier se transforme en cantine l’espace d’une heure. L’occasion de poser quelques questions, et d’apercevoir ce qui fait l’attrait de ce lieu: la rencontre. «J’ai du plaisir à venir ici, discuter avec d’autres artistes et voir comment ils travaillent», confie Léonard. Pas question cependant de parler d’influence entre les artistes. Il suffit pour s’en convaincre de regarder dans les tiroirs d’archives. Chacun·e a un style très affirmé. Des paysages roses-orangés de la Gruyère de Iason, au rêve américain avec les œuvres de Bernard qui reproduit minutieusement vieilles Cadillac et Ford Mustang, gros camions, paysages ferroviaires de la Route 66 dans des traits de stylo noir extrêmement précis. Léonard, lui, se sert du fusain ou de stylos pour construire des foules humaines épurées, visages ou personnages entiers, où chaque contour fait également partie de la silhouette suivante. Quant à Mandeep, le plus jeune et le plus fraîchement arrivé, il se penche sur des formes géométriques abstraites, complexes et précises, n’utilisant que deux ou trois couleurs. Enfin, Géraldine s’inspire de la nature et compose ses toiles très colorées avec des fleurs, des insectes ou autres grenouilles. «J’ai beaucoup progressé depuis que je suis ici. J’ai appris des techniques de dessin que je ne connaissais pas comme le fusain et la gravure», explique-t-elle.

Les trois pingouins de Géraldine sont entretemps devenus sept. Ils sont habillés, certains portent des lunettes, un pull à col roulé… «Vous les reconnaissez?», demande-t-elle avec un sourire. «Ce sont les gens de l’atelier!»

Géraldine peint les personnes présentes à l'atelier sous la forme de pingouins. © Olalla Piñeiro Trigo/Amnesty Suisse