Jamil Qassas est le coordinateur de Combatants for Peace côté palestinien. Son homologue israélienne, Noa Harell, est également la directrice de l’organisation. Ensemble, leurs équipes de part et d’autre de la ligne de démarcation de l’un des conflits les plus brûlants du Proche- Orient travaillent pour trouver une solution pacifique.
AMNESTY : Comment avez-vous vécu le 7 octobre ?
Jamil Qassas : J’étais bouleversé. J’avais du mal à croire à ce qui se passait... Sur les premières images, on voyait des bulldozers briser le mur qui entoure Gaza. Cela me semblait irréel. Je me souviens avoir eu dans un premier temps un sentiment de libération en voyant les gens sortir de la prison qu’est Gaza. Puis, les premiers détails horribles sur les attaques sont arrivés. J‘ai passé des heures devant ma télévision sans savoir quoi faire. J’avais tellement de mal à comprendre ce qui se déroulait sous mes yeux.
Noa Harell : Pour moi aussi, le 7 octobre a été un énorme choc. Les premières heures, lorsque je suivais les événements à la télévision, c’était surtout un mélange de peur, de confusion, d’incrédulité et de terreur qui dominait. Ces sentiments ont cédé la place à la colère et à la frustration au fur et à mesure que les heures passaient, et qu’aucune aide militaire ne se précipitait dans la région pour combattre les terroristes* de la Nukhba [les forces d’élite du Hamas, ndlr] qui continuaient à massacrer, torturer, violer et enlever des citoyens israéliens au festival, dans les kibboutz et les localités autour de la bande de Gaza. En même temps, nous devions régulièrement nous réfugier dans l’abri de notre maison, ce qui était déjà une situation effrayante en soi.
Avez-vous eu du mal à entrer en contact avec vos amis et collègues de «l’autre côté»?
Noa Harell: À aucun moment je n’ai ressenti le besoin de me distancer de mes amis palestiniens. Mais il m’a fallu quelques jours pour éclaircir mes pensées. Ma première préoccupation allait bien sûr aux victimes israéliennes, j’en connaissais indirectement certaines. J’ai ressenti le besoin de leur témoigner ma sympathie face à ces événements catastrophiques. Comme cette compassion ne venait pas de nombreuses personnes du côté palestinien, j’étais frustrée et ne comprenais pas pourquoi elles mettaient du temps à montrer leur solidarité. La complexité des événements n’est apparue que plus tard, après quelques semaines. Depuis, nous avons analysé cette situation difficile pour nous et essayé de la surmonter. Nous y travaillons toujours.
Jamil Qassas: Au début, je ne savais pas comment aborder cet état de fait avec mes amis israéliens, alors je n’ai parlé à personne. Pour la première fois, en tant que Palestinien, ce n’était pas nous les victimes. D’habitude, ce sont mes collègues israéliens qui me réconfortent après les attaques. Plus tard, nous nous sommes parlé par Zoom. Nous avons eu une longue conversation sur ce qui s’était passé et nous avons fait notre deuil ensemble. Je sentais que nous éprouvions une réelle empathie pour les sentiments des autres. Mais c’est une période difficile à vivre sur le plan émotionnel et psychique.
Qu’est-ce qui a changé dans votre travail depuis?
Jamil Qassas : Les premiers jours, beaucoup d’entre nous étaient submergés par les émotions. Les voix qui appelaient à la colère, à la haine et à la vengeance étaient très fortes. Mais nous étions tous d’accord sur la nécessité de continuer notre travail. Sur le fait que nous devions montrer qu’il existe une autre voie. Nous ne devons pas perdre espoir. Nous devons combattre nos peurs ensemble. Notre organisation est bien consciente des rapports de force inégaux entre Israéliens et Palestiniens : il y a des occupants et des occupés. Nous n’essayons pas seulement de parler d’une autre réalité, dans laquelle les deux parties seraient enfin sur un même pied d’égalité. Nous essayons aussi de donner l’exemple, d’incarner cette réalité, par la manière dont nous nous traitons les uns les autres et de la façon dont nous agissons.
Noa Harell : Nous sommes tous conscients que nous devons adapter notre travail pour mettre fin à l’occupation. Nous devons désormais analyser ce que les attaques du Hamas et le meurtre de tant d’innocents dans la bande de Gaza par l’armée israélienne change pour les deux parties. L’un de nos objectifs actuels est d’appeler la communauté internationale à ne pas prendre parti et à faire pression sur les dirigeants politiques des deux parties pour qu’ils s’efforcent de trouver une solution politique au conflit.
Quelles perspectives voyez-vous pour la résolution du conflit ? Où trouvezvous de l’espoir?
Jamil Qassas : Nous luttons depuis près de deux décennies contre l’occupation israélienne et toutes les autres formes de violence dans ce pays. Nous savons par expérience que la violence ne fait qu’engendrer davantage de violence. Il n’y a pas de solution militaire à ce conflit. Les accords sont conclus au niveau politique. Nous n’avons pas de solution détaillée à proposer, qui définirait ce que chaque partie obtiendrait ou non. Ce n’est pas à nous de le décider. Ce que nous considérons comme notre mission, c’est d’insister pour que tout accord soit durable, et approuvé par toutes les parties concernées. Malheureusement, depuis les accords d’Oslo il y a environ 30 ans, Israël a fait tout ce qui était en son pouvoir pour rendre la solution à deux États impossible. Toute solution doit inclure la sécurité, la liberté et l’égalité pour tous. En 20 ans, notre mouvement a traversé de nombreuses crises et défis, et il est toujours là pour en parler. Cela me donne de l’espoir.
Noa Harell: Je pense qu’un processus politique est le seul moyen de résoudre le conflit. Parfois, on peut avoir l’impression de travailler contre vents et marées, mais le fait que de plus en plus de personnes de nos communautés recherchent la sécurité et la paix par des actions non violentes me rend optimiste.
* Le mot « terrorisme » n’a pas de définition précise en droit international. Une même personne peut être considérée comme combattante par une partie et terroriste par une autre. Amnesty International est apolitique, et s’abstient donc d’utiliser ce terme à forte connotation idéologique.