La colère est toujours perceptible dans sa voix lorsqu’Abdu Kasim* raconte ce que le gouvernement nigérian lui a fait subir il y a douze ans. À l’époque, les douanes avaient confisqué son camion, quand bien même il ne circulait qu’à l’intérieur des frontières du Nigeria. « Pendant cinq mois, j’ai tout essayé pour récupérer mon véhicule », raconte-t-il. En vain. Il a fini par apprendre que son camion avait été vendu aux enchères pour un million de nairas, soit environ 960 francs suisses.
Il est impossible de vérifier la véracité de l’histoire d’Abdu Kasim, mais elle est tout à fait plausible dans le contexte nigérian. Pour ce père de famille, la perte de son camion signifie la disparition de son moyen de subsistance. Impossible pour lui de prendre un nouveau départ car il n’a pas de réserves. En réaction, par nécessité économique et parce qu’il ne voit pas d’autre issue, il rejoint le mouvement terroriste islamiste Boko Haram, qui commet régulièrement de graves violations des droits humains au Nigeria. « Je voulais me venger du gouvernement et lui faire le plus de mal possible », confie Abdu Kasim.
Désir de revanche
Pour Abdu Kasim, la confiscation de son camion a suffi à ce qu’il se radicalise. Ce phénomène n’est pas isolé. En février 2023, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) publiait un rapport sur les motifs de recrutement dans les groupes radicaux en Afrique. Selon celui-ci, près de la moitié des 2200 personnes interrogées ont déclaré s’être radicalisées, ou avoir rejoint un groupe extrémiste à la suite d’un événement précis. Parmi ces personnes, 71 % ont évoqué des violations de leurs droits fondamentaux, souvent commises par les forces de sécurité de l’État, comme « leur point de basculement ». En particulier, l’assassinat ou l’arrestation d’un membre de la famille ou d’un ami. Toujours selon l’étude du PNUD, les mesures étatiques qui s’accompagnent d’une forte escalade des violations des droits humains semblent être le principal facteur qui pousse les individus à rejoindre des groupes extrémistes violents en Afrique. Et cela devant les convictions religieuses qui ont pour leur part été reléguées à la troisième place, avec 17 % des personnes interrogées.
Un quart des hommes interrogés ont déclaré avoir rejoint un groupe extrémiste dans l’espoir de trouver des opportunités d’emploi. Les mouvements font souvent de la propagande en promettant de verser une sorte de salaire à leurs membres – une promesse qui n’est généralement pas tenue.
Motivation en baisse
Lorsqu’Abdu Kasim rejoint Boko Haram, il est totalement convaincu du bien-fondé de l’objectif que poursuit le groupe : instaurer la charia dans tout le Nigeria. Il commence par suivre une formation militaire de base pour devenir expert en explosifs. « Je voulais faire le plus de dégâts possible », explique-t-il. Sa « brigade » visait surtout l’armée, en plaçant des charges sur les routes qu’empruntaient les convois militaires ou en s’attaquant aux casernes. Mais pas seulement.
À l’en croire, Abdu Kasim n’a pas participé à l’enlèvement massif de 276 écolières dans une école publique de Chibok en 2014. En revanche, lui et ses compagnons d’armes ont accepté l’idée de faire souffrir des jeunes filles et leurs proches dans le but d’exposer le gouvernement et de lui faire honte de son incapacité à protéger les enfants. Selon les médias nigérians, 87 lycéennes étaient toujours aux mains de Boko Haram fin 2023, quasiment dix ans après leur enlèvement.
Dans un premier temps, Abdu Kasim considère les victimes civiles comme un mal nécessaire dans sa lutte contre l’armée et le gouvernement. Mais avec le temps et la multiplication des morts, il commence à douter de la compatibilité entre ses actions et le véritable islam. « Nous pouvions de moins en moins ignorer la misère de ceux qui avaient dû fuir leurs villages pour échapper à la violence. Les femmes et les enfants en fuite n’avaient rien à manger et aucun endroit où dormir. » Lorsqu’en 2021 il entend parler d’un programme d’amnistie du gouvernement de l’État de Borno, dans le nord du Nigeria, il décide de se rendre.
Innover pour lutter contre l’extrémisme
Depuis juillet 2021, les autorités de l’État de Borno, épicentre de la violence de Boko Haram, veulent faciliter le retour à la vie civile des anciens membres du groupe terroriste. Elles ont mis en place un programme qui promet l’impunité aux anciens combattants du groupe terroriste s’ils quittent leur groupe, rendent leurs armes ou leurs explosifs et suivent un programme de déradicalisation. Pas de soutien psychologique, mais une aide financière pour les aider à prendre un nouveau départ, loin de l’emprise de Boko Haram.
À l’origine de ce programme, il y a un homme : Abdullahi Ishaq. Mis à la retraite par l’armée, cet ancien général de brigade a été nommé conseiller spécial pour les questions de sécurité par le gouverneur de l’État de Borno en 2021. Après convaincu de l’échec de la stratégie militaire du gouvernement dans la lutte contre le terrorisme. « Tantôt l’armée déclarait la victoire, tantôt Boko Haram. Cela a continué ainsi alors que les morts s’entassaient et que toujours plus de paysans devaient fuir les combats, laissant leurs champs à l’abandon. »
Depuis le début du programme, 140 000 personnes se sont déjà rendues, affirme le conseiller spécial. Ce chiffre inclut toutefois les familles qui vivent habituellement avec les combattants. Le nombre de personnes qui ont activement participé aux combats est nettement plus modeste, avec 6 900 âmes. Au terme de quelques mois de déradicalisation, elles auraient reçu un « kit de démarrage » afin de pouvoir gagner leur vie au quotidien, par exemple en pratiquant l’agriculture.
La situation sécuritaire à Borno – et surtout dans son chef-lieu Maiduguri – s’est beaucoup améliorée depuis le début du programme de désengagement en juillet 2021. Le succès apparent de l’approche coïncide avec les observations de l’étude du PNUD : combattre le terrorisme sur le terrain purement militaire a clairement montré ses limites ces dernières années, peut-on y lire. En revanche, les programmes d’amnistie ont motivé de nombreuses personnes à arrêter le combat, surtout lorsqu’elles commençaient à douter de l’idéologie du groupe ou étaient déçues par la milice.
Pour Abdu Kasim, la déception ne vient pas que de Boko Haram mais, une fois de plus, également du gouvernement : il n’a pas reçu le dédommagement promis pour les explosifs qu’il a remis. Il n’a plus d’argent pour ouvrir un magasin de pièces détachées automobiles. À l’avenir, Abdu Kasim aimerait bien gagner sa vie en tant que vendeur. Mais le chemin semble encore long pour y parvenir.
* Nom d’emprunt.