En l’espace d’un peu plus de deux ans, quatre pays du Sahel – le Mali, la Guinée, le Burkina Faso, et le Niger – ont été le théâtre de putschs. La région abrite également de nombreux groupes jihadistes, de Boko Haram au Nigéria à Katiba Macina au Mali, en passant par différentes factions alliées à l’État islamique ou à al-Qaïda. Pendant près de dix ans, jusqu’à ce qu’elle se retire du Niger en décembre dernier, la France a tenté de jouer au gendarme avec les opérations Serval puis Barkhane, sans parvenir à endiguer les attaques menées par les différents groupes armés. La population civile, elle, se retrouve prise en étau, entre bavures des troupes régulières, attaques des jihadistes et faillite des différents États. Coup de projecteur sur une région sous pression à travers les regards croisés de Cécile Petitdemange et Yvan Guichaoua.
AMNESTY : Les pays du Sahel ont-ils des éléments de contexte en commun qui suffisent à expliquer cette vague de coups d’État ?
Yvan Guichaoua : Il y a une sorte de tendance statistique qui alerte et pousse à se demander s’il y a une transformation générale du contexte. Mais si on regarde dans le détail, chaque coup d’État a son histoire propre. Cela étant, trois de ces pays, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont en commun d’avoir été confronté à une grosse pression de groupes jihadistes sur leurs capacités militaires. Avec des trajectoires similaires : des régimes civils contestés, un conflit ouvert avec des groupes jihadistes, la faillite de soutiens militaires étrangers. Ou autrement dit, le double échec de l’intervention extérieure et des régimes démocratiques locaux.
On remarque également des similitudes dans les événements qui suivent la prise de pouvoir. Les trois pays adoptent des stratégies communes : il se sont retirés de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), ont rejeté des aides occidentales grâce aux garanties apportées par des alliances avec la Russie et mutualisé leurs moyens militaires. Des décisions qui s'accompagnent également d'un durcissement de la politique intérieure, avec son lot de répression de l’opposition et de la presse.
La France a retiré ses dernières troupes du Mali en 2022 et du Niger en décembre dernier. Dans quelle mesure ces retraits jouent-ils un rôle dans l’instabilité des pays de la région ?
Cécile Petitdemange : Les pays dans lesquelles les troupes de Barkhane étaient déployées étaient déjà instables auparavant. L’intervention militaire française n’a pas apporté de stabilité, au contraire, elle a nourri les dynamique jihadistes et les violences intercommunautaires. Avec l’appui des troupes françaises, les armées locales, qui ne sont pas des anges, ont commis des exactions innombrables. Considérer que l’intervention française était une réussite, c’est simplement tomber dans le panneau du récit officiel.
Yvan Guichaoua: Si l’on en croit les chiffres de l’Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED), il n’y a pas eu d’amélioration de la situation sécuritaire depuis la prise de pouvoir par les militaires et le départ de Barkhane du Mali et du Niger. Au contraire, dans la zone des trois frontières (Mali, Burkina Faso, Niger), le groupe État islamique (EI) a pris le relai et les civils ont trinqué de manière catastrophique, avec des déplacements massifs et des victimes directes en grand nombre.
Le départ de Barkhane a créé un vide sécuritaire. Aujourd’hui, les nouvelles juntes s’éloignent délibérément des règles du Droit international humanitaire, utilisent la force sans restriction et redéfinissent l’ennemi en amalgamant les groupes sécessionnistes et les jihadistes. La population civile qui ne peut se déplacer se retrouve prise au piège et devient, elle aussi, la cible des forces gouvernementales. Au Burkina Faso, ce message est même porté par les officiels qui disent : « Si vous restez dans des zones jihadistes, vous acceptez leur présence, vous êtes complices, vous êtes une cible légitime. » Au Mali, le discours officiel n’est pas aussi explicite, mais il existe des exactions semblables commises par les forces gouvernementales avec l’appui de Wagner, devenue Africa Corps depuis la disparition de Prigogine.
Pourquoi l’intervention militaire française a-t-elle échoué ?
Cécile Petitdemange : Cibler les têtes jihadistes ne fonctionne pas, car ce sont des réseaux rhizomiques, avec des racines partout. Coupez une tête à un endroit et une autre repoussera ailleurs, plus dangereuse car alimentée par vos exactions. La méthode avait pourtant déjà prouvé son inefficacité en 2020, lorsque le président Macron déclarait au sommet de Pau vouloir renforcer les moyens de l’opération française en s’entêtant dans cette logique belliqueuse.
Qu’est-ce que les groupes terroristes de la région ont en commun ?
Yvan Guichaoua : Le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (JNIM), par exemple, est présent au Mali, au Burkina Faso et dans l’Est du Niger. Ses membres s’appuient sur des bases de recrutement différentes, ont des dynamiques locales et des structures décentralisées, mais répondent tous au même « grand patron » : Iyad Ag Ghali. S’ils partagent avec d’autres groupes l’objectif de créer un grand califat, leur comportement est codifié selon les principes d’al-Qaïda. C’est-à-dire que leur action est graduelle : ils cherchent d’abord à composer avec le contexte local et n’en détruisent les bases que s’il y a opposition.
Le groupe État islamique, qui opère dans la région des trois frontières, suit une stratégie beaucoup plus radicale. Quiconque ne donne pas son allégeance à l’EI se fait liquider – y compris les instituteurs, les acteurs de l’État, les civils, les chefs tribaux. Comme au Moyen Orient, ils arrivent, font table rase de l’autorité en place et vident le territoire de sa population. Puis dans un second temps, une fois leur pouvoir installé, ils tendent la main et offrent un retour, mais selon leurs nouvelles conditions.
Comment expliquer que les groupes islamistes ne parviennent pas à s’emparer des pays dans lesquels ils se battent ?
Cécile Petitdemange : Boko Haram, par exemple, reste cantonné autour du lac Tchad pour plusieurs raisons. Une réponse militaire forte dans le reste du pays, mais aussi – et surtout – parce que le groupe n’arrive pas à faire souche, notamment à cause des pratiques religieuses différentes de la population. Culturellement, on ne prend pas les armes pour des motifs religieux, mais plutôt pour des raisons familiales ou communautaires. À l’inverse, l’extrême pauvreté qui frappe la région du lac Tchad permet de recruter en promettant des salaires, des perspectives d’emploi et d’autres avantages.
Yvan Guichaoua : Les mouvements jihadistes s’appuient sur des clivages, des fractures sociales sur lesquels ils capitalisent. Ils ne trouvent pas partout des individus qui en veulent à l’État et rejoignent leurs rangs pour régler leurs comptes. Par ailleurs, ces mouvements sont prudents, patients. Ils avancent de manière réfléchie, dans des zones qui offrent des opportunités de commerce, de capture et commercialisation du bétail, ou du poisson séché dans le cas du lac Tchad, et autour de mines artisanales au Burkina. Dans le centre du Mali, ils se sont appuyés sur la grogne des communautés de berger qui n’ont pas les moyens de devenir propriétaires de leurs troupeaux, ou se mettent d’accord avec des braconniers dans les réserves naturelles. De façon générale, ils se cantonnent plutôt dans des régions rurales, comme au Niger dans celle de Tilabéri, à 50 kilomètres à peine de Niamey. Même les gens sur place se demandent pourquoi la capitale échappe à leurs attaques.
Pourquoi les efforts de « pacification » ne fonctionnent-ils pas ?
Cécile Petitdemange : Il est indispensable de commencer à parler avec tout le monde, et non de stigmatiser telle ou telle partie de la population. Or pour comprendre les raisons et les dynamiques qui sous-tendent les mouvements jihadistes, il faut ouvrir la porte du dialogue.
Au Tchad, la réponse actuelle est catastrophique. Hormis la réaction militaire, la proposition officielle pour déradicaliser le pays est de distinguer les « bons » des « mauvais » musulmans, une entreprise aussi impossible que maladroite, car elle renforce la stigmatisation. Il ne faut pas non plus oublier que la lutte contre le jihadisme est une rente pour les personnes au pouvoir. En se présentant comme le « gendarme du Sahel », Mahamat Idriss Déby drague les fonds internationaux de lutte contre le terrorisme et tente par la même occasion de légitimer sa prise de pouvoir.
Yvan Guichaoua : Depuis les coups d’État, les régimes militaires ne veulent plus des dialogues avec les islamistes, jugés comme une complicité avec des terroristes. La seule option qui reste, c’est celle du marteau, utilisée par les régimes sahéliens de manière exclusive et sans la moindre restriction. Ils font un usage massif des drones de fabrication turque pour frapper – et montrer dans les médias qu’ils le font – avec l’intention de galvaniser la population. Un pouvoir fragile, mais qui se maintient à coup de propagande.
Comment les groupes extrémistes arrivent-ils à recruter ?
Cécile Petitdemange : Lorsqu’elles ne sont pas purement économiques, les raisons qui poussent les gens à prendre les armes répondent souvent à une logique d’autodéfense, de vengeance aux vexations ou aux discriminations entre communautés, entretenues par les États. C’est par exemple le cas pour la communauté peule, qui s’est radicalisée en réaction aux stigmatisations qui la visaient. D’autres franges de la population entrent également dans ce cycle de défense, en réaction à des attaques des gouvernement au nom de la lutte contre le terrorisme. Parfois sans motif religieux : on rejoint les groupes qui ont les armes, qui sont organisés ou qui ont des fonds. C’est aussi pour les mêmes raisons que d’anciens combattants repentis « rechutent ».
Yvan Guichaoua : Beaucoup de personnes font le choix de rejoindre les jihadiste parce qu’elles ont subi de l’arbitraire. Les agents de l’État ne sont pas très fréquentables, le racket par exemple, est quasiment une norme au sein des forces de sécurité. Quand ces abus dépassent une certaine proportion, le pouvoir d’attrait des jihadistes devient énorme : rejoindre leurs rangs, c’est rétablir la justice. J’ai recueilli des témoignages de Maliens qui ont vécu sous les jihadistes et qui louaient une sorte de justice appliquée de façon égalitaire : « riche ou pauvre, vous pouvez être condamné de la même manière. »
Les civils sont souvent la cible des attaques des groupes terroristes. Qu’en est-il plus spécifiquement des femmes ?
Yvan Guichaoua : Dans la zone des trois frontières, les groupes jihadiste ont mis en place une véritable économie matrimoniale. Au Niger, ils kidnappent des femmes et des jeunes filles, les marient de force à des combattants, et se servent du lien matrimonial pour faire pression sur l’entourage des femmes et acheter le silence de leur famille. Dans d’autres cas, les membres du JNIM ou de l’EI liquident spécialement les maris pour « créer » des veuves, remariées à leurs combattants. Dans le centre du Mali, les groupes jihadistes ont abaissé le prix de la dot dans les territoires sous leur contrôle. Les jeunes hommes qui ne pouvaient auparavant pas se marier faute de moyens ont pu le faire à cause de la « régulation des prix » imposée par les jihadistes. Une façon supplémentaire de s’assurer le soutien de ces jeunes. Les femmes ne jouent pas nécessairement toujours un rôle passif, ou pacificateur. la chercheuse américaine Hillary Matfess a notamment travaillé sur ces jeunes filles kidnappées par Boko Haram, puis libérées, qui se déclaraient tentées de retourner vers leur « mari » au sein de l’organisation.
Cécile Petitdemange : Comme dans d’autres contextes, les femmes sont la catégorie sociale la plus vulnérable car elles ont moins d’accès aux réseaux économiques, sont particulièrement exposées aux déplacements dans camps de réfugiés, seules avec leurs enfants, ou à la gestion du foyer car le mari a été tué ou a rejoint les djihadistes. Mais également car elles sont exposées à des actes de violences sexuelles.
De façon générale, les civils en Afrique de l’Ouest sont soumis à une politique de la terreur, aux règlements de compte et à la vengeance contre les anciens collaborateurs de Barkhane. L’armée française n’a pas du tout été vigilante lorsqu’il s’agissait de protéger ses sources de renseignement, qui se prennent maintenant un retour de bâton. La région entière est entrée dans une logique de guérilla, avec son lot de vengeance et représailles sans fin.